10/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, II-24

Le prêtre fou (il persistait à l'appeler ainsi) désigna le putois qui avait parlé. Bien que le messager trouvât l'animal, à qui il manquait une oreille et la moitié des poils sur le flanc droit, répugnant à l'extrême, il fut tout prêt à lui passer ce caprice. Il fallait à tout prix que celui qui faisait parler les bêtes soit au plus tôt devant le premier prêtre. Beaucoup avaient déjà ouï dire que les dieux avaient désigné le meneur du prochain Printemps Sacré. Lui-même y avait cru dur comme roc avant d'avoir été mis au courant de la supercherie. Pourvu qu'ils arrivent à temps pour triompher de la fraude. Le moment était proche où trop de gens seraient convaincus par le sacrilège pour qu’on puisse l'arrêter.
Le prêtre fou était de cet avis. Son opinion se mêlait d'un relent de fureur. S'en voulait-il de ne pas avoir songé à utiliser son don pour parvenir au plus haut de la hiérarchie, ou était-il effaré à l'idée qu'un de ses pairs l'ait utilisé pour trahir les siens ? À peine lavé, couvert d'une vieille tunique et monté sur son cheval, le putois galeux dans une besace, il le pressa pour qu'ils se mettent en route sans délai.
Jour après jour, à mesure qu'ils remontaient vers Kerdarya aux beaux sanctuaires, ils éprouvaient le succès de l'imposture. Ce n'étaient que des : « Il paraît », « À ce qu'on dit », mais ils demandaient trop à devenir des certitudes. Ils assuraient qu'il n'y avait rien de vrai dans tous ces racontars. Ils ne convainquaient qu'à moitié. La contrer devenait une urgence absolue.
L'angoisse s'empara dès lors du messager. Son compagnon serait-il de taille ? Il ne l'avait vu à l'œuvre qu'une fois, quand il avait fait parler son putois. Le prodige l'avait impressionné. Le temps passant, il commençait à douter d'en avoir été témoin. Dans trois jours se profilerait la polis de Kerdarya, et il n'avait plus eu l'occasion de faire montre de ses pouvoirs... S'il les avait perdus... Si même il ne les avait jamais possédés ?
Cette nuit encore, ils s'arrêtèrent dans un village bruissant de la rumeur de la fausse prophétie. Son premier prêtre semblait encore sceptique, mais le reste du wiks bouillonnait d'enthousiasme à l'idée que l'on avait trouvé le meneur du prochain Printemps Sacré. Le messager avait beau certifier que personne à Kerdarya n'était certain de rien, chacun s'imaginait que c'était plus une de ces précautions des première caste que la marque d'une réelle ignorance. L'imposture était enracinée dans les cœurs et les esprits. L'en arracher serait rude !

09/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, II-23


Il avait demandé l'impossible. Il l'obtint. Au bout de onze jours, à force de recoupements et de déductions acrobatiques, et avec l'aide de Bhagos qui sentait que la prééminence des guerriers annonçait la désertion de ses autels au profit de ceux de Thonros, on trouva un jeune prêtre qui raconta à un messager que non loin de son village vivait un fou se promenant tout nu en compagnie d'une couleuvre et de putois, ivre du matin au soir, et s'amusant pour effrayer les enfants et les villageois à faire surgir des voix terrifiantes du tronc des arbres creux. L'homme était un première caste, comme l'avaient prouvé les incantations et malédictions, connues d'eux seuls, qu'il avait lancé à ceux qui voulaient, devant ses scandales, lui faire un mauvais parti. Le doute n'était guère permis. Il avait trouvé le chasseur de maléfices. Restait à le ramener. À côté de ce défi, le découvrir risquait de n'avoir été qu'un jeu d'enfants.
Il hésitait entre retourner à bride abattue vers Kerdarya, et persuader le prêtre fou de venir avec lui. Il opta pour la seconde solution. Personne ne lui volerait sa gloire. Il se dirigea vers la clairière où les paysans, moitié crainte sacrée, moitié respect de sa fonction, déposaient tous les jours nourriture et boisson pour le dément, et l'attendit. Au bout de trois ou quatre pas du soleil, la plus punaise créature dont il ait jamais senti les effluves arriva. À côté, ses putois semblaient baignés d'eau de rose. Il le salua bien bas, et se retint de sursauter quand le familier de l'ermite répondit à sa place.
– Qu'est ce que tu veux, toi ? Pourquoi viens-tu déranger mon maître ?
Prévenu des dons du prêtre, il ne se démonta pas. Il regarda son véritable interlocuteur. Il fut respectueux, mais sec :
– Ça va, prêtre, je sais ton don. Je suis là, envoyé par le regs bhlaghmen lui-même, qui te salue, pour te prier de venir à Kerdarya afin de le sauver d'un grand péril.
Le prêtre fou avait commencé à boire. Il s'interrompit, reposa son outre. Il n'avait plus l'air fou, ni égaré.
– Parle !
Il expliqua le drame qui avait pris naissance au levant. Le fou – non, il ne méritait pas ce nom – écoutait, interrogeait. Il devint grave, soudain.
– J'ai mésusé de mon pouvoir, mais jamais de façon sacrilège, ni pour lutter contre la volonté des dieux. Je suis ton homme... Trouve-moi un cheval, des vêtements, à boire le long du trajet... et laisse venir avec moi un de mes compagnons, celui que j'aime le plus.

08/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, II-22

... Le maudit me regardait, goguenard. Il avait la réputation d'aimer les hommes. Je ne pouvais m'empêcher de me sentir souillé par son regard. Je lui montrerais mon mépris, et lui prouverais que je comptais pour rien ses menaces. Je pris le couteau sacré :
« Je vais faire devant toi un sacrifice qui sera à ce point agréable aux dieux que, fussent-ils privés ensuite, pendant une génération, de tout don, ils nous favoriseraient encore. »
... Son regard s'assombrit. Que j'aie trouvé aussi vite une parade à un plan qu'il avait sans doute mis des lunes à établir, et qu'il croyait sans faille, était pour lui un choc. Sa goguenardise se fit curiosité inquiète. Avait-il cru pouvoir sans risque s'attaquer au sacré ? Il en revenait. Je me dirigeai vers l'autel où je sacrifiais à la triade divine que nous invoquons quand il faut prier pour tous ceux d'Aryana. J'y jetai de quoi alimenter la flamme. Elle devint plus haute et plus incandescente. Il me regardait, bouche bée. Il n'y avait autour de nous rien qui puisse être sacrifié... Je fis l'oblation. Il devint livide. Il claquait des dents. Il s'enfuit. Depuis, malgré sa haine envers moi, qui n'a pas désarmé, j'ai toujours eu en abondance à immoler et à dédier aux dieux... Il n'empêche... Il me les paiera, ces deux doigts !

... Il s'était souvent étonné du respect que même les prêtres les plus sages lui témoignaient. Il ne lui sembla plus étrange. Il ne s'étonna plus de sa haine vigilante à l'encontre du roi des rois, et approuva sa volonté de vengeance. Faire couler le sang d'un première caste est un sacrilège et se doit payer. L'heure en était proche. Il saisit aussi pourquoi il l'avait désigné pour succéder à son maître. Il avait reconnu en lui l'instrument des dieux, celui du sursaut de leur caste, celui de sa revanche. Conscient qu'elle ne pouvait plus être différée, il demanda à se retirer. Il était prêt à partir à la recherche de celui qui faisait parler choses et bêtes.
– Non, reste ici pour entendre les rapports sur ce qui se passe dans les terres de l'imposture. Tu me seras plus utile ainsi... Et dis-moi, dans tes voyages, as-tu entendu parler d'un ermite qui fait parler ceux à qui les dieux ont refusé la parole ?
– Non, mais interroge les autres oracles. Tu devrais avoir ta réponse.
– Occupe-t-en. Je vais, moi, appeler nos messagers les plus sûrs. Les dieux nous assisteront, puisque nous nous battons pour eux. Rien n'est impossible avec leur aide. Nous trouverons notre homme !

06/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, II-20

... Voilà de quoi était mort mon prédécesseur. Quel premier prêtre aurait supporté de se voir sommé de venir présenter ses hommages au premier guerrier ? Si le sacrilège espérait me voir tomber comme lui, quelle erreur ! Qu’il n’attende pas non plus ma prochaine visite. C'est lui qui viendrait s'incliner devant moi, tout nouveau que j'étais, ou je serais indigne de ma fonction...
... Il finit par venir. Oh ! Ce n'était pas pour s'incliner, mais pour m'insulter et me faire les pires reproches. J'avais cependant gagné la première manche. Je me souviens de cette rencontre aussi bien, et peut-être même mieux, que de la réunion que nous venons d'avoir... quoique... si elle tient ses promesses, elle viendra prendre sa place... Plutôt son bon souvenir, que le mauvais de cette entrevue avec notre roi impie...
... Ah, oui, cette entrevue ! Tu imagines déjà dans quel état d'esprit il vint me saluer. Quoi que tu puisses supposer, tu seras en dessous de la vérité. Oh ! il respecta l'étiquette, et prononça même l'habituelle salutation du premier guerrier au premier prêtre. Mais rien que la différence de ton avec laquelle il dit les deux mots montrait ses sentiments réels. Et c'en était l'expression la plus discrète...
... Pour le reste, imagine un bison ou un mange-miel fou, figure-les toi cent et davantage, tous plus déchaînés l'un que l'autre. Tu n'auras qu'une faible idée de son agitation. Il me parlait avec la voix de Perkunos le seigneur tonnant, me vantait ses victoires, ses exploits, les batailles où il s'était illustré. Il dégrafa sa tunique pour me montrer ses cicatrices sur le torse, et je vis venir le moment où il allait poser ses braies. Je l'arrêtai. Il cessa de se déshabiller, mais délaça son âme, si sale et si laide que j'en vins à me dire que j'aurais préféré le voir nu... :
... Le temps était arrivé, maintenant que la faveur des dieux envers Aryana leur était devenue une seconde nature, où les prêtres perdraient leur importance. Certes, on en aurait toujours besoin pour les sacrifices et les invocations, mais ils ne transmettraient plus la voix des dieux. Ils prieraient les puissances de favoriser les raids et les récoltes, sans plus jamais indiquer quoi faire ! Les guerriers étaient assez pieux pour entendre, eux aussi, les messages divins. À quoi bon nous en demander la confirmation ! ...

05/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, II-19

... Deux jours passèrent. J'appris, entre mille autres choses, que nous avions un nouveau roi des rois. Vu l'âge du précédent, cela ne me surprit pas. Ce qui m'abasourdit, par contre, c'est qu'il ne fût pas encore venu me saluer et demander ma bénédiction alors qu'il était à Kerdarya. Sur le coup, cette abstention me plut. Je me sentis même coupable... Il avait voulu respecter l'ancien usage, où le chef de ceux qui manient le glaive attend d'être convoqué par le maître de ceux qui parlent au nom des dieux. Je me conduisais avec une rare goujaterie, indigne de ma caste et de mon rang, envers un homme pieux. J'allais l’inviter et, en attendant, immoler d'un bélier à son intention. Ce serait même mon premier sacrifice de regs bhlaghmen. Un homme aussi dévot méritait un tel geste, mince hommage à son respect...
... Respect, c'est ce mot qui me toucha ; qui, quand ma lame allait ouvrir la gorge du bélier, me fit interrompre mon geste. Mon acolyte dut me prendre pour un fou quand je reposai le poignard sacré sur la pierre et laissai un instant de sursis à la victime... Si ce que je croyais être du respect était son contraire ? S’il m'ignorait ? Il y avait là de quoi fendre le cœur d'un prêtre conscient de sa haute fonction. Je délirais à penser cela... je le croyais, du moins. Le seul à se trouver heureux de mon incertitude était le bélier, encore que ses bêlements ne trahissaient pas une joie sans mélange. Pourtant, il sauvait peut-être sa vie. Si mon soupçon se vérifiait, il vivrait. Frustrés de son corps, les dieux prendraient celui au nom de qui je voulais l'immoler...
... J'avais bien fait d'attendre. L'homme que j'avais envoyé le quérir revint, nez pointant vers le sol, visage empourpré de fureur. Il bégayait de colère, dans le langage de sa région, et il me fallut le temps de la prière d'exécration des ennemis, dont on ne vient jamais à bout, avant qu'il ne se ressaisisse et ne devienne intelligible. Pourtant, un instant m’avait suffit pour comprendre, et guère plus pour, de rage, délier le bélier du sacrifice. Il ne nous respectait pas... Si encore ce n'avait été que cela ! ...
... Mon messager avait repris ses esprits. Son bafouillage avait cessé, son débit, quoique toujours précipité, était redevenu audible, et il parlait à nouveau la langue noble. Il me rapporta enfin les paroles sacrilèges du roi, les entrecoupant d'« excuse-moi ! » et de formules de conjuration à chaque – un bon mot sur deux – blasphème ou insulte...