21/01/2012

Aube, la saga de l'Europe, 285

Premenos, le fils du bhlaghmen, dormait, d’un souffle régulier. Le prêtre le regardait, avec plus d’intensité encore, peut-être, que le jour de sa naissance. L’enfant n’entendait rien. Il n’irait pas le réveiller pour qu’il l'écoute. Il lui parlait plus pour être ouï des dieux et leur adresser un vœu que pour qu’il capte ses mots-prières.
– Je pars, mon petit. Ça me fait peine de te quitter. Ne m’en veux pas. C’est la chance de ta vie. Une fois à Kerdarya, avec ce que j’y apporte, on m’admettra au sein d’un des collèges de prêtres les plus réputés, ou on bâtira pour le Joyau un temple dont je serai le desservant. Tu entreras chez les prêtres de Dyeus ou de Bhagos, ou peut-être, si tu as la langue déliée et la parole aisée, dans le collège des récitants d’hymnes. C’est là que j’aurais voulu être. Mais quand j’étais en âge d’étudier les grandes épopées et les chants sacrés, nous étions pauvres. Je ne pouvais rien espérer, qu’un rôle subalterne dans un petit temple. Maintenant, ce village est le plus riche alentour, et si Kleworegs n’a pas mille bovins, son clan en possède bien dix mille, plus que de nombreux villages cinq à six fois plus peuplés... Rien qu’avec cela, toutes les ambitions t’étaient offertes. Qu’en sera-t-il quand nous avons la gloire d’avoir trouvé la pierre-soleil ! Tu feras ce que je n’ai pu que rêver.
 
Kleworegs, comme ses compagnons, avait mangé sur le pouce. Il aurait plus de temps pour se reposer et faire ses adieux. À peine chez lui, on vint le solliciter... Jusqu’à son départ il devrait avoir l’œil à tout. Il serait dérangé à chaque instant. Parfois, la pression se relâchait. Qu’il retourne chez lui contempler le sommeil de son fils, on venait le tarabuster : “ Wentosyokophos n’a pas l’air au mieux. Laisse-le ici et attelle à ton char Okeusdramos. ”. Sous peine de passer pour un roi qui n’a pas réponse à tout, il devait résoudre le problème. “ Tu es sûr ? Il caracolait comme un jeune poulain, hier midi. Enfin, s’il n’est pas bien, prends plutôt Woghomdeuktor. En cette saison, je préfère une bête plus robuste. ”. La question résolue, il s’imaginait s’occuper de son fils. Tout aussitôt, un autre survenait : “ Le seul beau casque que je possède a une défense brisée. C’est arrivé au cours de ce combat où j’ai empêché un Muet de blesser le demi-frère de l’oncle maternel de ton ancienne femme. Prête-m’en un intact pour faire honneur à l’escorte. Je n’ai rien qui m'aille ! ” – “ Va chez les forgerons ! ” – “ J’en viens, ils n’ont rien à ma taille ! ” ... Et c’était reparti... Quelle nuit d’adieux, où il n’avait le temps de dire adieu à personne !
La lassitude eut raison des fâcheux. À Brillante haute, il put aller se coucher. En pure perte. Le sommeil l’avait fui. Il se releva. Il vint s’asseoir près du berceau de son fils.
– Ah, fils, je ne te reverrai pas avant la saison chaude. J’espère que tu seras déjà fort et bientôt prêt à marcher à mon retour... Si je reviens. Peut-être est-ce toi qui viendras, avec les miens, à Kerdarya. Si je deviens un ner regis, un noble du roi à mille bovins, pourvu d’un beau fief, tu ne passeras pas ton enfance dans un petit village, si riche soit-il. Pour accéder aux plus hautes fonctions, tu devras apprendre l’art du combat avec les jeunes de ton rang, fils des grands guerriers et des favoris du roi... C’est tout le mal que je te souhaite. Le borgne divin, par la bouche du conseil des rois, décidera. J’ai confié hier soir aux prêtres de beaux béliers dont sacrifier en ton nom. J'emporte des gâteaux de miel que je mettrai au feu chaque soir, en oblation. Avec ces hosties, il ne manquera de nous être favorable.
 
Ce soir-là, il avait pris congé. Il s'était fait expliquer en détail comment se rendre au village qui avait envoyé un des siens à la grande foire de Kleworegs. L’autre avait proposé de lui offrir encore quelques jours l’hospitalité ou de l’y conduire. Il avait refusé. Il en avait fait assez. Il serait sacrilège d’en exiger davantage. Il avait juste accepté de se reposer pour la nuit. Il partirait avec l’aube. Il serait plus vite chez ceux qu’il désirait rencontrer. Là-bas, on savait.

15/01/2012

AUBE, la saga de l'Europe, 284

– Lève-toi ! Je pars.

Il se leva. Sa jambe avait cessé de lui élancer, sa blessure au flanc était oubliée. La souffrance était partie. La perspective d’avoir retrouvé le fil, un instant brisé, de la piste de son ennemi, l’avait revigoré. Il parvint près du char du voyageur. L’homme l’invita à y monter. Il y parviendrait tout seul. Ce serait un signe que les dieux approuvaient son projet et l’invitaient à l’accomplir sans perdre un instant. L’aide de son compagnon fut si discrète qu’il ne la vit pas.
Ils se mirent en route. Le visiteur était une mine d’anecdotes, qu’il eût trouvées passionnantes, et de plaisanteries, qui l’auraient fait éclater de rire s’il n’avait eu la tête ailleurs. La seule histoire qui l’eût intéressé eût été celle, même racontée par un bègue postillonnant et cherchant ses mots, qui lui aurait appris où trouver Kleworegs. Il l'écoutait malgré tout. Que faire d’autre en attendant d’arriver, le lendemain dans la soirée ? Il n’aurait ensuite qu’une journée de marche pour trouver le village où quelqu’un savait comment aller au clan du Cheval ailé. Il lui en indiquerait la route.
Après, tout dépendrait de lui. Il encouragea le cheval de la voix.
... Il ne lui faudrait plus longtemps pour se trouver face à sa cible.

 
Après la journée consacrée au choix de l'escorte, la veille du départ se passa en préparatifs pour s’assurer le meilleur voyage. On sélectionna les plus beaux et les plus solides chevaux, les chars les plus neufs et les mieux ornés. On prépara un ultime et gigantesque banquet en l’honneur du bijou sacré. Ils interrogèrent le messager sur le meilleur chemin et les haltes. À part Gwowomakwelya, la rivière des bœufs, marché à bestiaux de grand renom, et Walkwis, la place du loup, fameux rendez-vous de chasseurs et grande foire à fourrures, ce n'étaient que minuscules villages indignes de les recevoir. Leur passage y serait un événement tel qu’il ne s’en produit qu’un toutes les trois ou quatre générations.
Le banquet fut copieux, mais bref. Ceux qui partaient se couchèrent tôt. Ils se réveilleraient à ciel rose pour avoir le temps de faire leurs adieux. Kleworegs, le bhlaghmen et Pewortor ne furent pas les derniers à en profiter. Ils saoulèrent de recommandations leurs remplaçants et celles qui allaient prendre soin de leurs enfants pendant leur absence. Après qu'ils furent couchés, ils restèrent à les regarder. S’ils survivaient aux mille dangers et maladies qui les guettaient, ils leur feraient honneur et continueraient leur lignée glorieuse. Pour l’instant, ils se portaient bien, comme leurs mères, et dormaient d’un sommeil paisible et rassurant. Aucun des récents nouveau-nés n’avait péri. Ils en remercièrent les dieux.
Les enfants des trois héros du cortège étaient superbes. Peworis, le fils du forgeron, toujours plus énorme, passait déjà pour un petit ogre. Il épuisait le lait de sa mère et de sa nourrice, et, criant à en réveiller les morts, réclamait encore après une telle ventrée. Les armuriers se réjouissaient de ces hurlements témoins de son inextinguible appétit. Le Peworis de la légende avait, lui aussi, tari la poitrine de ses nourrices, deux géantes, pourtant. Cette fringale féroce signait sa haute origine et sa future haute destinée. S’il mangeait comme deux, c’était qu’il avait en lui, à côté de l’âme d’un forgeron, celle d’un guerrier avide de grandir très vite pour arriver au plus tôt à l’âge de combattre. Tous ces signes faisaient de lui, à sa manière, le wunderkind du wiks. Son père était aussi heureux de sa belle vigueur que des sentiments que le reste du village éprouvait à son égard.

 

 

 

14/01/2012

AUBE, la saga de l'Europe, 283

Ils ne voulaient – n’osaient ? – lui répondre. Il n’insista pas. Pewortor l’accompagnerait pendant au moins une demi-lune. Il serait malvenu de lui montrer hostilité ou mépris. Il tenta un sourire, loua la beauté et la valeur de ses armes. Le sujet n’était pas indigne d’un guerrier, et propre à rasséréner son interlocuteur.
– J’ai vu tes glaives. Peu de forgerons travaillent aussi bien, tu sais... Même à Kerdarya, il est rare d’en trouver d’aussi beaux.
Pewortor rendait mal pour mal, bien pour bien. Il fit assaut d’aménité et de courtoisie.
– J’ai fait des armes d’élite pour des guerriers d’élite. Je suis guerrier. Je sais ce dont nous avons besoin. Regarde comme j’ai eu raison. En de bonnes mains, elles ont fait des miracles. Ne t’en étonne pas. Un guerrier sait d’instinct quelle arme convient à chacun de ses compagnons.
C’était bien beau d’être poli. Plus encore d’affirmer ses droits et sa valeur. L’envoyé saurait son opinion sur les rapports entre ceux du métal et ceux qui utilisaient leur art et savoir. Il avait pu faire cette mise au point sans l'irriter. Il pousserait son avantage. Il le regarda bien en face.
– Nous avons été nombreux à tuer, homme par homme, plus de dix ennemis, de vrais guerriers, de solides gaillards. C’est notre chef Kleworegs qui en a tué le plus, moi et Yugatek ensuite, et juste après Walkwommartor... Je ne te cite que les meilleurs. C’est à dessein. Je nommerais, sinon, tous ceux partis un jour au combat. Tous savent se battre. J’ai été fier de concevoir pour chacun une belle lame.
Le sourire du messager s’étrécit. Pas du fait que le nouveau ner se soit cité de propos délibéré. Ce manque de modestie n’avait rien qui choquât. Mentionner ses exploits était une façon de se présenter, de s’identifier, d’informer. Non, l’incorrection – délibérée, commise dans un but précis et défini – qui lui faisait serrer les lèvres comme lorsqu’on les a trempées dans l’hydromel suri résidait dans la mise sur le même plan des deux artisans (“ Non, oublions que ce Pewortor l’a été ! ”)... de l'artisan et des guerriers. S’il pouvait tolérer que Pewortor s’installât entre son chef et un de ses guerriers, eu égard à son nouveau statut, il était de sa part du dernier mauvais goût d’avoir cité Faiseur de jougs avant Tueur de loups. On ne cite pas un homme portant un nom d’objet – sauf une arme – dans son patronyme avant celui portant un nom d’animal, preuve de l’ancienneté et de l’excellence de son clan. Encore heureux qu'il ne se fût cité avant son roi ! L’unique raison en était qu’il avait abattu moins d’ennemis. Il se serait sinon, sans honte, nommé d’abord.
Il avait reçu le message caché derrière l’impolitesse calculée. À cette revendication, exprimée d’un ton calme et froid, il opposa la même tranquille froideur, la même indifférence. Il fit comme s’il n’en avait rien entendu et poursuivait une autre conversation :
– Il faudra que je te prenne un glaive, un glaive ouvré par toi, en personne, j’y tiens.
– Suis-moi... Je suppose que pour ce qui est d’être payé, nous nous arrangerons à Kerdarya ?
– Je te donnerai assez de cuivre pour fabriquer trois lourds glaives si celui que tu me proposes est de la qualité de ceux que tu forges pour vos guerriers.
– Ils sont tous excellents. Tu n’en verras jamais de mauvais chez moi. Je les brise.
– ... Et choisis tes plus beaux pour les présenter aux rois du grand conseil... Avec ça, tu pourras revenir beaucoup plus riche que tu n’es parti. Ça ne te tente pas ?
– Ça tenterait n’importe qui. Ta proposition est bonne. Je te remercie de tes conseils et de tes suggestions. Je les accepte avec gratitude… Voici ma forge, où je garde les meilleurs… Solides, mais tout simples, sans or qui orne leur poignée. Ça ne te gêne pas, ou faut-il, pour avoir ta pratique et la leur, les guillocher de métal précieux ?
– Inutile, nous voulons des glaives tranchants, pas des bijoux. C’est décoratif, mais moins que le triomphe qu’apporte une bonne lame.
– Alors, j’ai ce qu’il te faut, et tout de suite. Entre !
– J’arrive !
– Pendant que j’y pense, si tu n’as pas vu Kleworegs, Nous partons après-demain, à l’aube.

13/01/2012

AUBE, la saga de l'Europe, 282

Le messager avait mis à profit le temps consacré aux préparatifs de départ et au choix de l’escorte. Il s’était reposé et avait digéré son copieux repas. Frais et dispos, il se promenait. Il prêtait l’oreille aux conversations animées entre les futurs visiteurs du sanctuaire et ceux qui resteraient. Chemin faisant, il tomba sur les forgerons. Il perçut leurs derniers échanges. Il n’y aurait guère prêté attention si, après quelques phrases anodines, la dernière n’était venue grincer à ses tympans. Elle avait tout pour le choquer. Il s’apprêtait à caresser les côtes de l’insolent sacrilège du plat de son glaive. Il le sortait... Le colosse aux réflexions si stupides était Pewortor, l’homme qui s’était emparé du k’rawal… un homme de sa caste. Il suspendit son geste. Il regarda Egnibhertor, roulant des yeux furibonds... Se complaire à écouter ces horreurs ! Il s’adressa à l’armurier-ner comme s’il n’avait plus rien à voir avec son ancienne caste, voire comme s’il l’avait reniée.
– Ah, vos forgerons ne sont pas contents de leur sort ? Quelle engeance ! Je croyais qu’il n’y avait qu’autour de Kerdarya qu’ils se prenaient pour des guerriers. Cette folle idée a éclos aussi chez vous.
Ils ne répondirent pas, trop heureux – surtout Pewortor – de ses révélations sur l’état d’esprit de leurs frères. Au centre du regyom, dans son cœur battant, le même prurit de reconnaissance les travaillait. Bon à savoir, et encourageant. Certes, à l’en croire, ce n’était pas partout ainsi. Pouvait-on se fier à ses impressions ? Il ne devait guère frayer avec eux. Ils n’étaient pour lui que des fournisseurs, au statut des plus bas. Ils étaient plus discrets que lui et que ceux du centre, ou n’avaient pas eu l’occasion, ou l’audace, de se mettre en valeur. Mais au fond d’eux, ensevelie sous les épais sédiments de la crainte et de la routine amoncelés, gîtait la certitude de leur grandeur. Tous éprouvaient le même sentiment... (“ Sans nos bonnes armes, les guerriers seraient bien avancés, tiens ! ... Nous valons plus qu’eux. Nous sommes les prêtres du métal, avec nos prêtres supérieurs, bien plus forts que les bhlaghmenes, même s’ils n’ont droit qu’au titre de patriarches. ”) Il n’en avait jamais entendu d’autres s’exprimer ainsi, mais ils le pensaient tous. Un jour, il leur ouvrirait la bouche.
(“ Je suis prêtre, oui, et le plus puissant de tous... Qu’auraient-ils fait sans moi et les miens, tous ces bhlaghmenes et ces beaux guerriers ? ”)
... Elle n’était pas si loin, et dans toutes les mémoires, l’année où les prêtres avaient invoqué la pluie en vain. Elle se refusait à venir féconder champs et prés, en dépit des sacrifices et des prières. Les récoltes avaient séché sur pied. La production des emblavures avait été misérable. La brûlure du soleil avait rendu stériles les flancs de Dheghom Mater. Seules les terres où les forgerons envoyaient leurs serviteurs avaient échappé à ce malheur. À son initiative, ils avaient ajouté à leurs araires lame de métal et bloc de pierre. Ils avaient pu creuser le sol plus profond, et y aller chercher des vestiges de fraîcheur, de vagues restes d’humidité. Elles avaient fait la différence entre l’absolue stérilité à l’entour et leurs récoltes médiocres, mais permettant, avec les restes de la précédente, d’assurer la subsistance de tous. Ils n'avaient pas dû courir plaines et bois pour se sustenter d’un gibier aussi maigre et mal nourri que ses chasseurs.
Cette année-là leur avait été propice, année d’enrichissement – ils n’avaient pas fait cadeau de leur grain – et, mieux, de prestige accru. Les maîtres du feu et du métal avaient été aussi les maîtres de la terre, de l’eau, des récoltes. Les prêtres en pleuraient de dépit, surpassés sur leur terrain. Ils avaient en sus acquis un savoir précieux. Une terre labourée plus profond résiste mieux aux aléas de la sécheresse. Si le soleil revenait brûler leurs champs, forts de ce secret, ils s’en serviraient pour mettre ses caprices en échec et tirer leur wiks de sa mauvaise passe. Entre-temps, il l’aurait confié à qui le reconnaîtrait pour patriarche... Si, un jour, tout le regyom était frappé par l’aridité, ce ne serait plus un ou quelques villages, mais Aryana tout entier, qui s’inclinerait devant eux, ses sauveurs. Ce pourrait ne pas être aussi facile. Rien ne sauverait certaines terres trop brûlées. Il suffirait à éviter la famine, voire la simple disette. On pouvait toujours imaginer que d’autres maîtres du métal (pourquoi pas lui, lui seul) trouveraient des moyens meilleurs encore d’améliorer ces araires qui rendaient aux sols leur fertilité.

12/01/2012

AUBE, la saga de l'Europe, 281

Ils seraient six mains. C’était une petite troupe, symbolique, suffisante dans leur patrie et sous la protection de l’étendard de Kerdarya. Les seules mauvaises rencontres ne pouvaient être que celles de bandes de loups, qui fuient devant les hommes en troupe, ou d’un mange-miel fou, mais pas assez au point d’oser s’attaquer à trente guerriers. Même si une petite bande de captifs évadés, réfugiés, pour survivre, dans le brigandage, osait se frotter à eux, nul n’a jamais vu autant de guerriers n’en venir à bout. Leur qualité dissuaderait les survivants d’un premier assaut, s’il en restait, d’y revenir. Il n’y croyait guère. Les brigands, depuis une génération, peuplaient plus les contes à effrayer les enfants que les forêts d’Aryana. Aucun, si encore ils existaient, n’irait attaquer une telle troupe en armes.
Cette escorte était à peine utile sur le plan de la sûreté. Elle était en revanche indispensable sur celui du prestige. Un roi de son renom ne pouvait visiter un autre village, à plus forte raison se présenter devant le grand conseil des reges, sans un tel décorum. Privé de cette suite, il eût été nu, pauvre et démuni. Elle fait partie de l’équipement d’un chef à l’égal du glaive de bronze et du casque de cuir orné de défenses de porc sauvage. Elle est signe de richesse et de pouvoir. Il s’inquiéta. Son chargement avait une grande valeur. Il avait peut-être vu trop petit. Il se rattraperait. Faute du nombre, il aurait la splendeur. Il se présenterait avec un luxe et une pompe digne du Joyau. Son village était riche. Il pouvait briller sans obérer en rien sa survie. Il n’avait qu’à puiser dans les réserves. Chacun fut pourvu des plus belles armes et des plus beaux habits. Nul ne rechigna à la dépense. Ces munificences somptuaires étaient un pari assuré sur l’avenir.
À l’escorte se joindrait un forgeron. Si Pewortor n’avait été ner, ç'eût été lui. Il était devenu guerrier, troisième personnage de la troupe en route vers le triomphe. Il ne pouvait y venir en tant qu'auxiliaire. Avoir deux forgerons – même si l’un ne devait plus être considéré comme tel – dans la troupe n’était pas plus acceptable. Les jaloux de son élévation ne se priveraient pas, malgré la loi, de les associer. En même temps, ils refuseraient qu’un ner, même parvenu, travaille de ses mains... Et sans forgeron, que faire ? Il trouva la solution. Elle les satisfit tous, calma toutes les susceptibilités. Un charron, plus utile, se joindrait à eux. Chacun le loua. Il parlait sans élégance, mais savait convaincre. Nul forgeron ne saurait réparer un chariot alors qu’un charron pourrait, sous ses directives, travailler le métal si besoin était. Aucun amour-propre, à part le sien, ne s’était senti froissé. On avait admiré sa sagesse. Il le compta pour rien. Son ressentiment à l’encontre des neres en fut même ravivé. Il confia sa rancœur à Egnibhertor, son successeur, maintenant qu’il devait abandonner cette fonction, comme patriarche.
– Les guerriers ne devraient pas oublier que c’est nous et les charrons qui avons bloqué le défilé par où les Muets fuyaient avec leur butin. Sans nous, ils n’auraient pas le Joyau. Kleworegs pouvait dire adieu à son triomphe et à sa gloire. Son clan n'en serait qu’un parmi des centaines d’autres, tout juste un peu plus riche, et encore... Son ascension n’a commencé qu’avec nos armes. Nous l’avons fait !
– Calme-toi, Pewortor ! De quoi te plains-tu ? Ta lignée est devenue une lignée de guerriers. Tu en es le premier ancêtre, avec un exploit fondateur qui sera chanté. Tu ne vas pas encore gueuler quand les neres ont, pour la première fois, reconnu qu’un de nous était leur égal.
– Oui, pour “ mérites exceptionnels ! ”... Quand le moindre de leurs fils, fût-il plus couard que le lièvre, naît et vit guerrier sans devoir prouver sa valeur. On a accepté de me reconnaître tel à condition que je me taise... Qu’on n’y compte pas trop ! Mon serment ne changera pas la réalité. Tout armurier est homme de guerre… Par la naissance, pas les services. Ne t’inquiète pas ! Cela sera admis.  
– Ouais… Quand ?
– T’inquiète ! En attendant, écoute, et n’oublie jamais : Tout forgeron est de caste guerrière. Proclame cette vérité partout.