25/11/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 239

Il commençait à avoir faim. Déjà midi passé ? Le soleil s’accordait avec son ventre. Il n’avait que le temps d’emmener son fils à la cérémonie qui ferait de lui un guerrier. Se mettre en retard en pareille occasion ! Les neres en auraient fait des gorges chaudes. Il le prit dans ses bras et courut se présenter devant les autels. Les deux autres étaient déjà là avec leurs nouveau-nés, mais le bhlaghmen se faisait désirer. Son fils devait être accueilli lui aussi au sein du clan. Tant que ce ne serait fait, les seconde caste attendraient.
Il regarda la foule. Elle n'était pas recueillie comme il convient quand s’approche l’aile du sacré. Chaque membre de l’expédition était, à tout instant, sollicité par l’un ou l’autre de ses voisins. Pressé de questions, il n’avait la paix qu’en lui chuchotant de nouveaux détails sur le raid et les dépouilles magnifiques. Ils avaient beau le décrire comme leur plus fructueux, le butin comme leur plus riche, tout paraissait fade auprès des exploits que leur avait attribués Nerswekwos. Aussi éloquents qu’ils étaient pour raconter l’attaque des Muets pillards de caravanes somptueuses et décrire leur ample moisson de trésors, leurs relations tombaient à plat après ses récits épiques. Aussi longtemps que le premier prêtre se fit désirer, il n’y eut à ces conversations et chuchotis aucune accalmie.  
Enfin il arriva. Ses acolytes le suivaient à trois pas. Ils entouraient un jeune taureau. Ils en sacrifieraient pour sceller les serments de ce jour. La bruissante rumeur courant par l’assemblée s’apaisa et mourut.
Les forgerons étaient là eux aussi. Pewortor tourna son regard vers eux. C’était nouveau. Quel sens y donner ? Hommage aux armuriers, rappel peu discret de ses origines ? Plutôt ceci, mais autant leur laisser le bénéfice du doute. C’était plus pour se rassurer que bâti sur de solides piliers... et mieux valait choisir la solution la plus flatteuse. Il serait sinon comme un palet sur la glace. Poussé par une force insidieuse, il glisserait sans recours vers le parjure. S’il s’en rendait coupable, nul ne devrait lui contester qu’il avait tenté de résister à l’attraction de cette pente fatale. Les dieux sont indulgents aux scrupuleux.
Il regarda le bhlaghmen. Il avait confié son fils à son premier acolyte, en retrait, et psalmodiait ses invocations. Il dédiait la bête de sacrifice aux âmes des morts. Qu’elles viennent conforter de leur courage ceux qui tenteraient un jour de les égaler ou de les surpasser au combat !
Comme pour appuyer ses paroles, le bovin, après le nom de chaque dieu ou homme, meuglait. Il tressaillit. Le meuglement qui avait suivi celui de son fils n’avait pas la même tonalité, sinistre. La victime, appartenant déjà au monde divin, voyait plus loin que les mortels. Elle le saluait en héros quand ils restaient aveugles à sa gloire future.
Les invocations avaient pris fin. Le bhlaghmen avait pris et levait au-dessus de sa tête la masse consacrée. Le sacrifice du taurillon, dont le corps brûlerait en l’honneur des dieux et des morts, était proche. Pewortor jeta un coup d’œil vers ses anciens frères. Ils arboraient une identique moue. Le prêtre pourrait utiliser le glaive de bronze à la pointe acérée ! L’enfonçant d’un coup sec et précis entre les épaules, il couperait les artères irriguant la tête des victimes. Fallait-il qu’il haïsse le métal pour préférer les abattre avec cet énorme bloc de pierre symbole du marteau de Thonros. Le dieu n’hésiterait pas, plutôt que de l’asséner sur le crâne de ses ennemis, à les frapper de l’airain étincelant. Il sourit derrière son dos. C’était très gratifiant d’assommer le bovin que sa domestication avait rendu minuscule, bien que toujours puissant, avec la masse. Que ferait-il, en main son arme dérisoire, face à l’urus, le gibier noble par excellence, qui se forçait à l’épieu ? Il ferait beau voir qu’il se laissât tuer avec la même passivité.
Le sacrificateur frappa. Sous le coup, qui retentit dans le silence, le taureau s’affaissa sur les genoux, puis roula sur le flanc. Avec sa lame d’obsidienne, prise à des Muets pilleurs de caravanes troquant avec les pays du midi lointain, il l’ouvrit de la gorge au pubis. Il en extirpa le foie et le mit à brûler sur le plus grand autel. C’était la part des dieux célestes. Il en retira ensuite le cœur. Il se carboniserait sur l’autel de Thonros. Pour finir, il coupa les testicules. Les jumeaux de la fécondité en feraient leurs délices. L’animal serait ensuite découpé et distribué, en communion, à tout le clan. Même les morts, à qui il avait été immolé, en auraient leur part, enterrée dans leurs tombes avec des pots du plus fin hydromel.
Ce rite terminé, les guerriers contèrent l’affaire du sacrifice chez les Loutres. Ils se gaussaient sans retenue. Dire qu’ils avaient craché dans leur bière ! Ils auraient dû y pisser. Les rires fusèrent, pour redoubler quand un des plus facétieux du clan se mit à réciter, en prenant les poses des diseurs qui vont de tribu en tribu chanter les grandes épopées, la satire qu'ils avaient finie à l’insu des première caste. Cette pause n’allait pas s’éterniser. Le prêtre réclama le silence. Il restait à accomplir les rites d’introduction des nouveau-nés dans la caste et la tribu qui seraient leurs pour l’éternité. Le clan aurait alors trois nouveaux guerriers en qui vivraient ses récents morts au combat. Ce serait le signal de la grande ripaille. Le calme se fit enfin. Les cérémonies allaient commencer.
 
Faisant se refléter le soleil sur les arêtes de sa lame, il contemplait son poignard. Il caressa, avant de la remettre au fourreau, la coupante feuille lancéolée qui arracherait la vie de son ennemi. Le tranchant en était bien affûté, la pointe aiguë, prêts à tailler et à pénétrer.
Il embrassa son arme. Elle était de pierre. Une bonne chose. Cela convient mieux aux sacrifices.

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