03/03/2012

Aube, la saga de l'Europe, 308

Le temps de prévenir chacun, le soleil avait couru. Kleworegs et les siens avaient grand faim. Ils n'osaient toucher à leur restant de provisions. Si – facétie habituelle de Bhagos – leurs hôtes surgissaient au moment où ils dévoreraient ? Quelques guerriers allaient se résoudre à grignoter. Cela ne manqua pas. Des prêtres, sortant par la trouée d'où tous désespéraient de les voir paraître, arrivèrent. Les gloutons en furent pour leurs regrets d'avoir trop attendu. Ils s'en consolèrent en admirant la théorie sans fin des première caste. Deux en particulier retinrent leur attention. Ils portaient sur les épaules les manches d'une cage faite d'un bois des plus rares. Ils furent tout fiers de l'identifier. Hors de rares hauts prêtres, nul à Kerdarya n'aurait su reconnaître ce bois, identique à celui de l’écrin, de parfum prenant et d'un beau ton de cuivre. Les hommes à la robe de lin leur en apprirent plus. Au pays des hommes sombres, l'essence, appelée sandala, était très précieuse. Ici, la cage était plus, un objet unique, du moins jusqu'à l'arrivée du coffret. Elle lui servirait de réceptacle. En quelle estime tenait-on, avant même de l'avoir vue, la pierre-soleil ! Cet honneur laissait entrevoir les espérances de ses inventeurs.
Le plus haut de ces prêtres, reconnaissable à sa ceinture, s'approcha. Le prêtre du chef de guerre présenta l’écrin. Le bhlaghmen lui tendit un linge sacré. Il y reçut la cassette et porta, hiératique, son fardeau jusqu'à la châsse. Il l'y déposa avec des soins infinis. Il fit venir un char attelé de chevaux blancs et invita son homologue à y monter. Kleworegs poussa un discret ouf de soulagement. Ils ne seraient pas deux, serrés et mal à l'aise, sur son char de parade. À peine son prêtre installé, tous, sauf lui, roi, et Pewortor qui, pour s'être emparé du Joyau, en étaient dispensés, mirent pied à terre. Un grand cri, repris par les guerriers, s'éleva des rangs des première caste. La procession se mit en route. Le bhlaghmen, tenant les brides des chevaux tirant le prêtre de Kleworegs, marchait en tête. Les porteurs du Joyau le suivaient. Ensuite venaient Kleworegs et Pewortor, sur leurs chars. Marchaient à quelques pas les première caste, puis l’escorte, tenant leurs coursiers par le licol.
Ils passèrent la trouée. Les guerriers de Kerdarya formaient une haie d'honneur jusqu’au bas de la butte. Leur allure en imposait. Une aura de force les entourait... Suffiraient-ils à contenir la foule qui les pressait ? Au-delà de leurs rangs serrés, tous les producteurs, et même des serviteurs, abandonnant champs ou travaux, s'étaient assemblés dans l'enceinte des pâturages et des cultures. Ils les piétinaient à qui pire pire. À peine retenus par la terreur sacrée, meilleure garantie des porteurs du k'rawal (non, le cordon des seconde caste ne serait pas de taille, s'il prenait soudain fantaisie à la foule de se ruer, à faire barrage), ils ne leur laissaient qu'un étroit passage où ils cheminaient à pas lents. Les prêtres s'irritèrent de cette presse, source de péril. Le meneur des chevaux blancs s'arrêta un instant :
– Allons, écartez-vous ! Voudriez-vous nous bousculer et faire tomber la pierre ? Réfléchissez aux conséquences d'un tel sacrilège ! Allez, allez !
Le mot les cingla. Ils obéirent à l'objurgation et reculèrent, au grand dam de tous ceux qui en eurent les orteils écrasés et au grand plaisir des guerriers, au premier rang, angoissés de la pression sur leurs épaules. Les plus audacieux se reprirent vite. Ils protestèrent, acerbes :
– On veut le voir, ce Joyau !
– Pourquoi voulez-vous nous empêcher de le regarder ?
– Tu as du culot de nous accuser de sacrilège ! Nous prends-tu pour des Muets ou de la vermine ?
Devant le début d'émeute, il exigea le silence. Il l'obtint. Son secret était simple. Il criait le plus fort.
– L'ostension du Joyau aura lieu dans le temple de Dyeus Pater. Vous le verrez tous. Retournez à votre travail ! ... Quelle honte, il y a même des serviteurs et des femmes ! Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce que ça fait ici ? Ils n'ont rien à y faire !
La foule ne songea guère à se disperser. Elle se contenta de chasser, à force bourrades dédiées pour beaucoup à lui, les serviteurs les plus voyants. Ils filèrent doux. Il bruinait. Ils seraient mieux à l'abri. Paysans et artisans continuèrent leur haie d'honneur autour du bijou d'ambre. Découragé, il renonça à apostropher encore la foule massée en avant du cortège. Sa modération, après son coup de colère, eut sa réponse tacite. La masse, renonçant à sa frénétique indiscipline, reflua. Son enthousiasme ne se manifesta plus que par la vigueur des hymnes entonnées en répons aux invocations.
Cette discipline ne régnait qu'en avant du cortège et sur son passage. La foule, sitôt le Joyau et son escorte passés, rompait les rangs pour suivre la théorie des prêtres et de ses inventeurs. Bientôt, ces spectateurs débandés s'y joignirent et les saoulèrent de questions. Impossible de chasser tous ces importuns. La procession, sous la pesée de ceux qui avaient vu le Joyau, de plus en plus nombreux et agités, se transforma en une cohue sans nom, joyeuse et abîmée de dévotion à la fois.

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