29/12/2011
AUBE, la saga de l'Europe, 269
Tous, y compris ses familiers, s’exclamèrent devant ce prodige. Il faillit être fatal au profanateur. La réaction du Joyau était une réponse immédiate des dieux à son sacrilège. Ils montraient leur volonté. La foule se rua pour l’écharper. Les gardiens eurent la plus grande peine à la contenir. Seule l’autorité conjuguée du prêtre et de Kleworegs, remonté lui prêter main forte dès qu’il avait senti les prémisses du grabuge, désarma sa colère. Cette intervention n’avait rien d’altruiste. Tout était à craindre si les assaillants, envahissant les tréteaux, le faisaient tomber et le détruisaient. Pour le reste, l’insulteur des dieux, des rois, des prêtres et des siens aurait pu périr cent fois.
Leur prestige suffit. La foule renonça à grimper faire un mauvais parti au sceptique. Même les plus excités abandonnèrent l’idée de lui faire passer le goût du gibier. Il devait pourtant être puni. Pour avoir souillé le sacré, il était devenu un réprouvé, son noir pendant et son double démoniaque. Sacré/réprouvé, il ne pouvait plus être touché que par la main des prêtres. Son châtiment serait le bannissement du pain et de l’eau. Il serait dépouillé de tous ses vêtements et chassé, le corps teint d’une matière indélébile, du village offensé. Ceux qui le rencontreraient seraient tenus de ne pas lui accorder l’hospitalité de leur feu, même par la pire froidure de l’hiver, non plus que la charité d’une gorgée d’eau, même au plus brûlant de l’été. Retranché de l’espèce des hommes, devenu intouchable, il n’aurait plus que la compagnie des bêtes et l’eau des ruisseaux. Sauf rarissime pardon des dieux, il périrait vite de leur terrible justice.
Kleworegs conféra longtemps avec ses pairs et les prêtres. Il se rangea à l’avis de son bhlaghmen, tout heureux d’avoir été témoin d’un miracle. Un tel châtiment, pourtant mérité, messiérait en un tel jour de liesse, de fête, de triomphe. L’on confisqua tout ce que l’impie avait amené à troquer. Kleworegs eut ses bijoux. Les prêtres, ses bêtes. Elles seraient la base du futur troupeau où l’on puiserait les victimes des sacrifices au Joyau. On le chassa du village qu'il avait bafoué. Il s’enfuit, aboyé de tous. On cracha dans les traces de ses pas. Il s’en tirait trop bien !
Pendant ce jugement, au vu et au su de tous, les commentaires sur le prodige n’avaient pas manqué. Seuls les prêtres sur l’estrade l'avaient bien vu, mais l’avaient décrit d’abondance à leurs voisins. Ceux-ci en avaient repris et amplifié le récit. Du premier au dernier rang, l’on avait échangé idées, opinions, suppositions. Peu importait qu’on l’ait entr’aperçu de loin ou que, comme la plupart, on n’en ait rien vu. C’était à qui en disserterait avec le plus d’éloquence, entrelardant ses discours, tous les trois ou quatre mots, de lieux communs et de mots tout faits propices à appuyer le surnaturel.
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27/12/2011
AUBE, la saga de l'Europe, 268
Ils se tournèrent vers la source de ce bruit incongru et sacrilège. Le profanateur était le roi d’un clan éloigné, arrivé le matin même. Son visage était empourpré. Les autres notables ne l’avaient pas attendu pour contempler la gemme ! Il fendit la foule. Arrivé au bas de l’estrade, il sauta, souple, dessus.
Il fit face à l’assistance médusée par son audace. Ceux admis la veille au soir à admirer le k’rawal ne l’avaient pas fait d’assez près. Il l’observerait avec plus de soin. Il dévoilerait la supercherie que ses pairs trop naïfs et abusés n’avaient su éventer.
Il ne pouvait y avoir pire insulte envers le village hôte et les chefs qui avaient reconnu le caractère exceptionnel du Joyau, ni pire sacrilège. Comment les lui faire expier ? Le prêtre s’assura d’un signe de l’accord de Kleworegs. Il laissa l’impie s’approcher de la gemme et la prendre pour l’examiner. Les dieux sauraient le mieux punir l’outrage subi. L’incrédule l’éleva à hauteur de ses yeux. Il la mira, comme l’on fait d’un œuf pour y repérer une éventuelle fêlure. Rien de ce qu’il espérait n’apparut. Il ne se tint pas pour battu. Le monstre était peint dessus. Seule une illusion d’optique faisait croire à sa présence en son sein. Il demanda un linge, mais, pressé d’effacer l’image, n’attendit pas. Il la frotta avec force, longtemps, le long de sa manche de fourrure.
Quand il regarda sa surface, il resta bouche bée, stupéfait. Rien n’y avait disparu, mais de nouveaux poils, souples, avaient poussé dessus et étaient venus s’ajouter aux rigides soies de l’arachnide. Le prêtre, tout aussi surpris, la lui arracha des mains. Il ne rêvait pas. Des poils adhéraient à l’ambre sec. Il les fit partir en la frottant avec une bande de lin. Quand il la repassa tout près de la fourrure du chef, d’autres poils en jaillirent et vinrent s'y coller. Toujours incrédule, il la frotta encore une fois. Ils tombèrent comme avant. Il devait en avoir le cœur net. Il essaierait sur une autre. Il fit grimper un guerrier, et la passa au-dessus de sa manche. Le pouvoir d’attraction déjà manifesté apparut à nouveau. Le Joyau fut vite couvert de petits débris perdus dans l’épaisseur des poils.
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26/12/2011
AUBE, la saga de l'Europe, 267
Le prêtre tenait le Joyau à hauteur du front. Son respect et ses précautions l’avaient tétanisé. Raide comme piquet, il les laissait le dévorer du regard. Les mieux placés, plutôt que de céder leur place à ceux du fond, qui voulaient à leur tour bien voir son captif, le leur décrivaient en termes vagues. Cela ne faisait que les exaspérer. Comment se satisfaire de ne se le représenter qu’à travers ce que les privilégiés des premiers rangs en distinguaient et en voulaient dire ? Déjà s’élevaient des interrogations. Comment la bête y avait-elle pénétré ? Notables ou gens de peu, chacun se posait les mêmes questions, élevait les mêmes doutes.
Il se serait cru la veille au soir. Il y avait eu, comme ici, une majorité pour tomber d’admiration et louer son roi d’avoir été distingué par les dieux. Les cris de la minorité curieuse avaient prévalu. Comment l’animal ou le démon, d’évidence ni peint ni sculpté – nul ne serait arrivé à une telle perfection dans la précision et la minutie des détails, faute de couleurs et d’instruments appropriés – avait-il été introduit dans le bloc d’or limpide ? Devant lui, ils avaient cherché partout à sa surface une ligne indiquant que le bloc avait été clivé et creusé, l’animal posé dans la cavité ainsi formée, les deux plaques recollées. Ils s'étaient crevé les yeux en pure perte. La pierre dorée l’englobait d’un seul tenant. Le comment de sa présence restait une parfaite et totale énigme. Quant au pourquoi, on n’en savait pas plus.
Pewortor avait son idée. Au moment de la mort de la femme qui le lui avait confié, son esprit, avide de revanche et de carnage, s’y était introduit et matérialisé sous la forme de ce monstre noir et velu. Cette étrange créature à six bras, noire, jonglant avec des formes évoquant des crânes, ressemblait trop à la disposition de son cadavre et des têtes coupées des Muets ornant son tombeau. Le Joyau tenait en son sein une déité de destruction et de mort, toute à leur service et à leur dévotion. La plupart n’étaient pas d’accord. Elle représentait un démon, analogue à l’astre noir, prisonnier du soleil à jamais. Il avait arrêté les discussions. Soumis volontaire ou captif, déesse ou démon, il était en leur pouvoir. Cela seul importait. On attendrait les jours suivants, ou jamais, pour exposer son hypothèse. Ils avaient préféré s’intéresser à son aspect. La substance de la gemme les étonnait par sa beauté. La présence de la créature y ajoutait le mystère. Nul n’aurait l’outrecuidance de le vouloir percer. Cette prise était digne du palais du roi des rois ou plutôt, au vu de son caractère sacré indubitable, de l’érection d’un temple à Kerdarya. Elle apporterait à leur hôte un renom dans tout le pays.
Il revint à eux. Qu’ils arrêtent avec leurs questions ! Leurs prêtres et rois l’avaient fait avant. Le Joyau venait des dieux. La bête n’avait pu y pénétrer ou y être enfermée que par leur soin. Cette réponse semblait les satisfaire tous. Soudain, un grand rire éclata.
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24/12/2011
AUBE, la saga de l'Europe, 266
Tous ceux qui avaient parié sur la perle ou la dent de géant ressentirent une amère déception. Ils commencèrent à évaluer leurs pertes. Parmi ceux qui avaient misé sur une gemme, seuls ceux restés dans le flou s’en tiraient avec des gains. Tous les autres, partisans de la turquoise venue des plateaux lointains, de l’opale ou de l’onyx nés au-delà des monts du midi, pleurèrent leurs béliers, leurs porcs ou leurs fourrures perdus... Nul n’en avait deviné la nature.
Ni joie ni déception ne durèrent. La pierre, seule, retint vite l’attention, l’admiration, la dévotion. C’était un corps inconnu, une gemme encore jamais vue, morceau de soleil gros comme deux poings de guerrier réunis pour frapper. Énorme, de nature inouïe, elle était déjà une merveille de la création et un inestimable don des dieux. Seul un peuple de cent coudées au-dessus des autres avait pu en être gratifié... Il y avait plus... Il y avait dans – à l’intérieur de – cette gemme hors du commun une présence prouvant une intervention de forces au-delà des sens de l’homme. Elle contenait un démon, sous la forme d’une hideuse araignée, emprisonné pour l’éternité.
Ceux à plus de dix pas n’en voyaient rien. La bulle translucide devenait opaque. Son épaisseur et sa couleur, ajoutées à la distance, les empêchaient d’y distinguer l’animal captif, le transformant en une grosse impureté qui en gâchait la beauté. Ceux qui étaient plus près, séparés par le seul mince cordon des guerriers, l’apercevaient. Cependant, de tous les visiteurs, seuls les notables invités à le voir la veille au soir auraient pu décrire le monstrueux arachnide prisonnier en son sein. Avec ses longues soies sur le corps et ses pattes éployées de toute leur longueur, les deux postérieures semblables à des jambes, les six autres paraissant jongler avec les petites bulles d’air prises à leurs extrémités ; avec sur sa carapace une tête de mort, image agrandie des formes qu’on devinait au sein des minuscules vacuoles emplies d’air et de poussière, il leur était apparu un modèle réduit, d’une totale fidélité, du mal absolu. Il exprimait sous sa petite taille l’essence de l’horreur et de la perversité. Il était heureux que ce monstre, image de l’ennemi, soit leur captif. Ils étaient forts et savaient réprimer leur frayeur devant les pires maléfices.
Les hommes devant l’estrade étaient rassurés. Dans sa carapace soleil comme la chevelure de ceux que les dieux avaient élus pour le surveiller, il ne pourrait étendre son hideux pouvoir sur le monde. Dans le quadruple cercle du joyau, de son coffret aux signes protecteurs, du temple enceinte sacrée qu’on bâtirait autour de lui, et de leur terre, son impuissance était complète. Il serait à jamais captif, comme il sied à un être de ténèbres et de mort, de sa lumineuse force, claire et brillante comme la substance de sa gemme et le teint de ses nobles.
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23/12/2011
AUBE, la saga de l'Europe, 265
Il descendit de l'estrade. Il les rassura. Ils seraient les premiers, quand le bhlaghmen sortirait, à voir le k’rawal. Ils se calmèrent.
Son prêtre sortit. Ce fut une belle bousculade. Dieux merci, il avait prévu une forte escorte. Elle dut jouer du plat de l’arme. Le Joyau, sinon, serait tombé. Il leur fit honte et les mit en garde. S’ils ne s'en tenaient à distance et ne le laissaient passer, ils ne seraient pas autorisés à le voir, non plus que le reste du butin. La menace fit son effet. Ceux qui se pressaient et s’agglutinaient à l’entrée de la tente reculèrent de plusieurs pas. Le prêtre leur fit la faveur de le leur présenter. Leurs regards eurent tout le temps de s’en repaître. Il le remit en place et se dirigea vers les tréteaux. La petite foule le suivit. Dans son sillage, elle s’en rapprocherait.
Il arriva au pied. Il gravit, lent, précautionneux, l’échelle qui y donnait accès. Il brandit le coffret à deux mains, tout au-dessus de sa tête. La foule poussa un grand “ Ah ! ” satisfait et soulagé. Sa longue attente était terminée. Le moment était venu. Elle pouvait compter, comme si elle les voyait s’égrener, les instants qui la séparaient encore de la vision espérée.
Kleworegs partageait son impatience. Peu lui importait de rester au bas de l'estrade (Les prêtres, parlant du sacré dont le Joyau faisait à coup sûr partie, y étaient les seuls admis). Il restait le maître du jeu. Quand ses hôtes acclameraient la pierre, c’était lui, bien qu’il en sache moins qu’un enfant en bas âge sur tout ce qui touchait au divin, non la robe de lin trônant face à eux, qui serait à l’honneur. Nul n’en doutait, son prêtre moins que tous les autres.
Il avait cependant, en cet instant, son heure de gloire. Il toisa la foule, plein de morgue, jusqu’au silence total. Il n’eut guère à attendre. Il ne montrerait pas le k’rawal avant. Elle s’apaisa. Il fit signe à deux acolytes de s’approcher. À l'un, il confia la boite pyrogravée. Il l’ouvrit, comme s’il craignait que son contenu ne s’en échappât, en psalmodiant à voix basse. À l'autre, il en donna le couvercle. Il présenta à la foule le côté marqué de la grande croix. Elle regardait, transie. Il se tourna vers le premier acolyte. Il plongea les mains dans la cassette pour y prendre le Joyau. Il reposait sur une bande de tissu rouge, pliée et repliée. Le cachant encore, il le retira et, le pressant contre son sein, à hauteur du plexus, se retourna. Avec lenteur, il éloigna ses mains de sa poitrine. Levant les bras, il l'exposa... Ils contemplèrent enfin la pierre-merveille.
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