05/12/2011
AUBE, la saga de l'Europe, 249
... Nous partîmes sans délai. Nous avions des provisions jusqu’aux terres des Muets. Nous ne perdrions pas un temps précieux à chasser pour nous nourrir. Beaucoup le négligent. Ils courent, courent sus au gibier ... Autant de temps perdu. Il nous tardait d’arriver là où erraient leurs bandes, poussant devant eux de riches troupeaux à demi sauvages, mais toujours bons à prendre. Ce n’était que cible mineure. En descendant encore plus avant, nous rencontrerions des bandes de pillards qui assaillent les caravanes. Grottes au trésor ambulantes, elles vont et viennent entre des cités de mystères et de richesses, comme Shumeru ou la terre des hommes sombres, ou d’autres sans doute, mais nous ne connaissons que les deux premières. Elles sont la proie favorite de ces hordes qui s’emparent de leurs biens, si étranges et si beaux qu’on pourrait les croire trésors abandonnés par les dieux quand, après avoir établi l’ordre du monde, ils ont cessé de le fouler. Quand les Muets reviendraient vers leurs camps d’hiver, chargés de cet injuste butin, nous fondrions sur eux et les leur reprendrions de vive force. Tâche douce et bénie ! Il ne convient pas que ce que les dieux nous ont laissé tombe en des mains viles et impies. Quant aux objets profanes ou de moindre valeur, ils seraient notre lot pour avoir préservé leur héritage d’une grave souillure. Nous l’accepterions avec gratitude...
... Au début de notre périple, nous nous contentâmes de prendre des peaux aux trappeurs que nous rencontrions. Les fourrures sont un bien indispensable. Chaque guerrier doit en posséder en prévision du froid qui glace les corps et raccourcit les jours. Je vous ai dit prendre, c’était troquer, même si nous le faisions dans des conditions bien inégales. Je préférais, à les pourchasser pour les spolier du fruit de leurs efforts, leur échanger quelques babioles contre leur sauvagine. Je gagnais des jours sur mon chemin vers les terres du soleil haut, et nous y retrouvions tous. Mes serviteurs-chasseurs étaient assurés de leur sécurité et d’avoir de quoi se nourrir longtemps ; les miens, parés pour l’hiver. À ce stade, je leur proposais, s’ils en avaient envie, de rentrer. C’était inutile. Ils désiraient tous continuer. Seuls nos anciens, qui nous avaient fait escorte jusque là, repartaient avec nos peaux. Pour les autres, je leur dois de dire qu’il n’y a jamais eu de désertion dans leurs rangs. Cette année aussi, notre tradition de vaillance fut respectée. Ce n’était pas une surprise. Les miens sont des vaisseaux de courage...
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AUBE, la saga de l'Europe, 248
Tous les notables avaient été conviés à voir le Joyau. Il serait bien retourné vers celui qui avait parlé du Signe. Il était déjà couché. Il avait grande envie de l’imiter. Le lendemain serait rude. Tout le monde était arrivé. Il tenait à briller devant eux... Tant pis pour les retardataires. Ils n’auraient rien perdu s’ils arrivaient le jour de Thonros. Ils profiteraient, comme les autres, du spectacle de ses richesses, à commencer par son joyau. Là-dessus, il alla dormir. Il ne se réveilla le lendemain qu’au milieu de la matinée.
Le repas du midi fut une réunion comme on ne se souvenait pas d’en avoir vu, depuis qu’il y avait des rencontres de clans, dans la région. L’impatience de l’entendre effaçait tout. Les convives ne remarquèrent même pas que sa bière était éventée. Ils étaient tant qu’on avait pris de vieilles réserves pour étancher la soif de tous. Il en avait bu. Bien que personne ne lui en ait encore reproché la fadeur, il était rouge de honte. La foule hurla pour lui réclamer le récit de son périple. Il entendait mal. Ses hôtes se plaignaient de la mauvaise boisson. Ils lui en demandaient des comptes. Il se leva, l’air un peu égaré. Il fut vite détrompé. L’enthousiasme, proche de l’émeute, le rasséréna. Il avait enfin son public, celui dont il rêvait, nombreux, du plus haut rang, impatient, désireux plus que tout de l’écouter. Il ne perdit pas le temps de monter à la tribune préparée pour donner plus de poids à son discours et à l’ostension du Joyau. Il imposa le silence, commença sa geste :
– Prêtres, rois, guerriers, villageois, amis d’ici ou venus de très loin, d’endroits dont je connaissais tout juste le nom et où j’ignorais que le bruit de mes actions eût jamais pu parvenir, je n’ai pas l’éloquence du récitant, qui donne au combat de deux puissants béliers pour une frêle brebis la dimension de l’épopée. Même parmi les guerriers, je passe pour savoir mieux me battre, et vaincre, que parler. Pourtant, il est de mon devoir d’hôte de vous conter par le menu ma grande saison ; de mon devoir de chef de guerre d’honorer et de porter au grand jour le courage de ceux qui m’ont suivi ; de mon devoir d’homme pieux de vous montrer combien Thonros et Bhagos me favorisèrent face à l’ennemi. Puissent-ils, car je vais parler pour leur gloire, rendre ma parole aisée...
... Les dieux, dans leur bonté coutumière envers notre clan généreux en sacrifices, nous avaient accordé, comme chaque année depuis que je suis roi, la victoire aux jeux du printemps. Nos adversaires, malgré leur vaillance, avaient tous succombé devant nous, et de nouveaux chevaux, d’un dressage accompli, avaient rejoint nos enclos. Je prenais déjà mes dispositions en vue du prochain raid que je préparais avec ma – je la confesse, ce n’est pas un défaut – méticulosité habituelle. J’examinai chaque guerrier (il me fallait les plus forts et les plus agiles, tous en parfaite santé). À part ceux mal remis des blessures reçues au cours des années précédentes, tous pouvaient m’accompagner. Il n’était pas question de le refuser à aucun de mes hommes valides. Ils s’étaient tous nourris au temps du froid et du repos comme les troisième caste afin d’en laisser plus aux dieux, et en avaient reçu, malgré ou grâce à ce renoncement, une vigueur plus grande. Ils n’auraient pas admis qu’elle restât inemployée ici. Je vérifiai ensuite le bon état des chevaux (ils seraient notre garantie d'attaquer vite et bien, en nous permettant de fondre comme la foudre sur l’ennemi, et de nous porter en tout lieu, même éloigné, où se présenterait une occasion de beau butin) et les fis raser. Au temps chaud la monture du guerrier est glabre, pour la distinguer de celle des auxiliaires. Je fis aussi l'examen des sabots des bœufs qui tireraient nos chariots de butin. Aucune trace, chez eux comme chez nos chevaux, de fourbure ou autre mal. Enfin, je regardai, par acquit de conscience, les armes que le ner Pewortor et ses... euh... nos forgerons avaient préparées et révisées. Je n’eus aucune mauvaise surprise. Nos tournois m'avaient rassuré. Leurs glaives étaient solides à toute épreuve. Ils n’avaient pas souffert des combats où ils nous avaient aidés à vaincre. Nos haches de guerre, elles, auraient fendu un crâne de pierre. Pourquoi m’en étonnais-je ? La suite de Thonros nous les envierait (“Allons bon ! Qu’est-ce qui m’arrive ! ? Je fais l’article pour mes forgerons et leurs armes ! ”). Les chariots eux aussi étaient sans défaut. Les charrons les avaient tous révisés ou en avaient construit de tout neufs pendant les mauvais jours. Ils avaient tout calculé pour que, quel que soit la saison ou le temps, ni roues ni bâtis ne jouent. Peut-être m’avez-vous trouvé un peu maniaque. J’en suis fier. Plus on épargne de travail à Bhagos et à Thonros, plus ils vous aident. C’est ce que dit le bhlaghmen et, comme tout ce qui sort de sa bouche quand il parle du sacré, c’est pure vérité...
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03/12/2011
AUBE, la saga de l'Europe, 247
Son crieur haranguait la foule. Kleworegs rendit visite à ses hôtes de plus haut rang. Il leur répéta ses paroles. Il y ajouta une invitation à venir, après son récit, admirer son plus grand trésor, la merveille de l’expédition, dont l’on parlait tant, et sur qui couraient tant de bruits, tous faux d’ailleurs.
Un notable l’interrogea. Si son joyau était le Signe ? Il allait lui en demander plus. On vint le chercher. Une rixe avait éclaté entre deux guerriers originaires de clans séparés par une lointaine dette d’honneur. Il devait intervenir avant qu’elle ne dégénère. À attendre de voir le Joyau, deux partis, chacun derrière un des hommes qui avaient choisi ce prétexte pour se colleter, s’étaient formés. Pour la majorité, le Joyau dans le coffret était le trésor. L’autre s’était mis en tête de vouer un culte à son réceptacle. Quand ils y avaient jeté un coup d’œil fugitif, ils n’avaient pu qu’admirer le motif qui le décorait. En désespoir de jamais en contempler le contenu, ils avaient fixé leur esprit sur cette décoration. Ils avaient pris grand plaisir, pour tromper cette attente, à en imiter avec soin le principal élément. Ils le dessinaient sur les parois, dans la poussière. Ils le gravaient, de la pointe du glaive, sur l’écorce des arbres. Il sourit. Il en avait fait autant, un soir d’ennui, sur l’arbre au pied duquel il avait dormi. C’était la veille de l’arrivée des jeunes du clan. Ç’avait été par jeu, quand beaucoup le faisaient dans l’espoir d’oublier qu’ils ne parviendraient peut-être qu’à entr’apercevoir – si encore il existait, disaient même de rares sacrilèges – ce joyau si bien celé.
Toutes ces manifestations lui indifféraient… De là à admettre une rixe chez lui. Il tança les pugilistes. Il demanda, tant aux partisans du culte de la croix cassée à angle droit à chaque bout qu’à ceux qui ne juraient que par le Joyau et méprisaient son contenant, comment la bagarre avait éclaté. Les explications furent confuses, propres à relancer la polémique, voire les échanges musclés. Il fit venir le bhlaghmen. Il rendit son jugement. Il maudit ceux qui doutaient de la présence du Joyau, mais estima légitime que ses adorateurs le représentent par le symbole gravé sur son nid. Il en profita pour forcer les deux clans hostiles à faire la paix. Leurs rois acceptèrent. Allez résister aux objurgations du prêtre d’un wiks glorieux !
Régler cet incident lui avait pris du temps. Il avait encore bien des rois à inviter. Tant pis. Il percerait cette histoire de Signe plus tard. La courtoisie exigeait qu’il priât tous ses pairs de venir voir le Joyau. Si, pour s’informer, il en négligeait un seul, les dieux savent quels drames de la fierté outragée s’ensuivraient.
Allons, encore dix autres à voir, et le prochain, quel bavard ! ...
Il désespérait. Aucune piste. Une simple direction... Mais les guerriers du Cheval ailé avaient pu obliquer n’importe quand. Après plus d’un quartier de la Brillante, toutes les traces auraient disparu. Peut-être saurait-on quelque chose dans ce village vers où il se dirigeait... Peut-être pas. Pour tout arranger, sa jambe lui faisait de plus en plus mal.
Il s’adossa à un arbre. Il sentit sous ses doigts un tracé régulier. Une marque. Quelqu’un avait gravé un signe dans le bois, de la lame de son poignard. Une croix aux coins cassés. La marque était récente.
Il avait retrouvé la piste, un début de piste.
Il devait trouver le village où ils étaient au courant de tout. Ils lui en diraient plus.
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02/12/2011
AUBE, la saga de l'Europe, 246
Le butin, bien propre à les exciter, avait déjà été réparti. Des prêtres, qui avaient reçu la quantité forfaitaire habituelle, définie l’année où Kleworegs était devenu roi (Ils auraient dû interroger les dieux. Au lieu d’un nombre fixe de bovins et de pièces de tissu, ils en eussent demandé une part comme ces trop rusés forgerons !), au plus jeune guerrier, chacun avait son dû. Ceux qui, comme les jeunes gardes aux bons réflexes ou les guerriers les plus vaillants, étaient sortis du lot, avaient reçu des parts plus belles. C’était la loi, c’était juste, et nul ne le critiquait. Malgré ce partage, il restait encore réuni en un seul lieu, bien gardé. L’on s’était contenté de marquer ce qui revenait à chacun.
Personne ne se plaignait de n'en pas encore jouir. L’échanger, le garder, la décision était sienne. Cette exposition, au moment du troc ou de l’échange éventuel, permettait, par l’accumulation en un seul lieu de biens pris de vive force à l’ennemi, établissant et soutenant le renom de qui s’en était emparé, d’obtenir les meilleures conditions. Au vu de la splendeur de ce qu’apercevaient ou devinaient les visiteurs, et de leurs réactions, ce but serait atteint. Déjà, quelques rois, et non des moindres, à l’influence reconnue loin, se promettaient de parler de cette année comme de celle du raid de Kleworegs. Jamais aussi petite troupe n'avait amassé autant au combat. Ce butin n’aurait pas fait honte à une armée de cinq à six cents hommes. Même un rassemblement d’une main de clans s’en serait contenté. Que ferait un tel chef menant autant de guerriers ? Certains se le demandaient.
Il tendait l’oreille, à droite et à gauche. À entendre toutes ces louanges, toutes ces suppositions, le bien qu’on disait de lui et de ses exploits, il se gonflait d’orgueil. Bientôt, de fil en aiguille, tout le regyom adopterait pour sienne cette dénomination. Quelle gloire pour lui, son genos, son wiks ! La fortune des grandes familles, pépinière des rois des rois, avait toujours débuté ainsi, à la suite d’un raid célébré où d’un acte dont le bruit s’était répandu partout. Au pire, il laisserait à son fils un nom glorieux et un avenir brillant. Il pouvait faire mieux. Espérer pour lui, non pour sa lignée... Il n’est de limite à l’ascension d’un guerrier courageux et de grand renom.
Il s'en réjouissait. Ils n’avaient pourtant encore vu qu’une partie du butin. Ils n’en connaissaient le reste, à commencer par le fameux Joyau, que par ouï-dire. Nerswekwos n’en avait rien vu, ou si peu, et n’en avait rien su décrire, si ce n’est l’indicible splendeur. Tous ses visiteurs, du plus noble au plus humble, restaient frustrés et insatisfaits. Leur admiration et leur joie stupéfaite devant ce qu’il leur avait laissé admirer n’arrivaient pas à le cacher. Il leur manquait, pour que leur bonheur soit entier, deux choses : un récit complet du raid de la bouche même de son chef, et la vision de la gemme dont tous les admirateurs extasiés vantaient la beauté et l'unicité. Il les avait bien fait mijoter. Il était temps, en cette avant-veille du jour de Thonros, ouverture officielle du troc, de leur apprendre le déroulement de sa dernière saison, avec, en bouquet final, la prise du joyau.
Il partit à la recherche de son crieur, le même depuis l’année de son avènement. S’il avait bien vieilli, sa voix était restée aussi claire et sonore. Il lui donna ses instructions. Il s’en fut, proclamant par tout le wiks et le camp que son roi les conviait tous à venir banqueter le lendemain au plus haut du soleil. Après, il conterait, pour leur plaisir, les tribulations et les prouesses qui lui avaient valu, signe d’alliance et d’affection des dieux, ce joyau qu’ils pourraient tous contempler dès l'aube du jour de Thonros. Des acclamations saluèrent ses paroles.
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01/12/2011
AUBE, la saga de l'Europe, 245
LE RAID
Le camp et les enclos élevés pour les hôtes avaient été construits en voyant très large, trop même aux yeux des anciens. Habitués à cent jours de pauvreté pour un d’opulence, ils multipliaient les avis de faire plus petit. S'ils n’étaient pleins à déborder, leur clan perdrait la face. On dauberait sur sa gloriole... Voilà ce qui arrive, quand on veut péter plus haut que son cul !
Il avait ignoré ces craintes, même s’il s’en était agacé à l’extrême. Il avait, tant elles se révélaient vaines, tout lieu de s’en réjouir. Oh, on récriminait encore… dans le sens opposé. Ces rares déçus, hôtes tardifs logeant à la belle étoile, le taxaient de mesquinerie et d’incapacité à penser grand. Bravo à ses messagers ! Ils avaient parlé comme il fallait du raid et de son butin. Jamais son renom n’avait autant grimpé.
Comme chaque fois qu’un village se distinguait, on s’y pressait pour en admirer les héros et leurs prises. L’immense camp paraissait, en cette avant-veille du jour de présentation solennelle du butin et du troc, d’une ridicule exiguïté. Quelle affluence, et tous n’étaient pas encore là ! Le village et ses alentours étaient eux aussi pleins de cette foule impatiente, jouant des coudes, se bousculant, piétinant les champs, parfois. Dieux jumeaux de la nature merci, ils étaient moissonnés, et pas encore ensemencés. Les paysans se plaignaient néanmoins de l’honneur que faisaient tous ces hôtes abusifs avides d’admirer les résultats du raid déjà légendaire... Il resterait dans les mémoires.
Certains affectaient un air blasé. Mais ils scrutaient, quand ils se croyaient hors de vue, toutes les merveilles exposées. Cette curiosité n’était pas feinte. Leur intérêt croissait à leur vue. Beaucoup posaient des questions d’un air de fausse innocence, dans l’espoir d’en savoir plus sur ces trésors ramenés de chez les Muets. Ils étaient des acheteurs potentiels. Leur désir ne s’éteindrait qu’assouvi. Les trocs s’annonçaient fructueux.
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