31/03/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-36

– Voici ton épouse, Belonsis, et sa dot est déjà dans tes pâtis. As-tu appelé le prêtre de ta famille ?
– Tu sais bien que c’est moi... mais ne t’inquiète pas, j’ai fait venir un première caste pour accomplir la cérémonie.
– C’est bien. Il sera témoin de nos serments, que le Vengeur du parjure foudroie qui les briserait !
– Il n’y manquerait pas, mais il n’aura jamais à le faire, sois-en sûr.
– Je n’ai aucun doute sur ta loyauté, mais tu sais bien qu’il faut respecter les formules, sous peine que la cérémonie soit nulle et non avenue.
– Elle n’est pas encore commencée, mais tu as raison. Ne perdons pas de temps.
Il ne manifestait pas une telle hâte sans raison. Depuis l’arrivée de Kleworegs et de sa fille, et le moment où elle s’était dévoilée, il n’avait cessé de la dévorer des yeux. Ça faisait plaisir à voir... sa voix un peu étranglée... l’émotion qui colorait ses paroles. Il se tourna vers sa fille. Elle découvrait l’époux qui lui avait été promis, le regardait, l’examinait, avec l’insistance insolente du maquignon qui jauge un étalon pour en tirer le meilleur prix... Elle n’a plus l’air hostile. Elle est heureuse... Et son futur mari… Leurs corps vibrent, comme leurs cœurs, à l’unisson. « Ah, elle va voir qu’une fille doit se fier à son père pour le choix d’un époux ! ». Elle avait dit ce qu’elle ferait si Belonsis lui plaisait, mais c’était loin et sans doute vain, mot proféré dans la colère, qu’elle oublierait une fois heureuse... Et elle l’était. Ses yeux brillaient, ses narines palpitaient. Pourquoi avait-il pensé un instant qu’il livrait sa fille en otage ? Sous son influence, peut-être... mais tout était fini. L’union serait réussie, et jamais un couple comblé ne s’élève contre qui lui a permis de trouver le bonheur. Pas d’attendrissement ! Il était temps de passer à la cérémonie.
Il allait parler. Il se retint. Il valait mieux les laisser se découvrir, laisser leurs yeux, plus que leurs bouches, échanger leurs serments. Il attendit. Enfin, au bout d’une longue et mutuelle contemplation, le regard de Belonsis se détourna du visage de sa promise. Il désigna l’autel de ses ancêtres.
– Kleworeg, as-tu apporté de quoi faire les libations ?
– Je sais à quoi ressemble un mariage. Ma fille versera l’eau de rosée devant ton autel, et y fera brûler le gâteau de cire. Alors, pour avoir sacrifié à tes ancêtres, elle deviendra Belonsisyo uksor, ta femme et une femme du clan des chasseurs de loups. Alors, tu me jureras sur ce même autel fidélité et soutien dans la lutte. Tu me feras le serment de ne jamais porter les armes contre moi, ni contre les miens... et si un de mes hommes te faisait du tort, au lieu de t’en prendre à lui, tu viendras m’exposer tes griefs, afin que nous en jugions ensemble et que nous le punissions s’il s’avère coupable. Moi-même, je ne causerai préjudice à aucun des tiens, à moins qu’il ne commence... et là encore, si un des miens fait tort à un des tiens, nous serons deux pour le juger. Je crois que c’est tout.

30/03/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-35

Ils arrivèrent au pied du char qui allait les mener à son camp. Elle y grimpa, plus poussée par son père que de bon gré. Kleworegs soupira. Il lui en voulait de montrer aussi peu d’enthousiasme. Et si, au-delà de la mauvaise humeur ou de la mauvaise volonté, elle avait senti dans cette alliance un danger qui frapperait bien plus loin que sa petite personne ?
« Non, elle m’en aurait parlé... à moins qu’elle n’ait pas trouvé les mots. L’interroger ? Trop tard ! Elle va vers son destin, et nous aussi, et rien ne pourra nous en détourner. »
Elle se tourna vers lui. Il se força à sourire. Il semblait mendier une parole. Elle resta coite. Elle n’avait rien à dire, que son refus qu’il la marie comme on troque une vache. Non, elle n’avait aucune révélation, aucun savoir secret reçu des dieux (mais les dieux, à l’exception de Maga Mater, parlent-ils aux femmes ?)... rien que le sentiment du mépris de son honneur. C’était un langage que Kleworegs pouvait comprendre, mais l’honneur de son clan prévalait sur celui de sa fille, tel qu’elle le concevait.
Il grimpa à son tour sur son char, et se mit en route. Ses pâtres devaient avoir commencé à mener le troupeau de la dot vers les pâturages du clan de Belonsis. Il arriverait chez son futur gendre en même temps que lui, belle preuve du respect de ses engagements.
 Il ne voyait pas son visage. S’il l’interpellait, qu’elle se retourne. Il se retint. Il n’avait pas envie, pendant qu’il pensait aux perspectives qu’allait assurer son mariage, de se heurter à sa figure morose et renfrognée... d’ailleurs, quelle importance ! Il était bien sot de croire que Belonsis s’offusquerait devant son hostilité. L’alliance, seule, l’intéressait. Elle n’était pour lui qu’un gage ou un otage. On ne demande pas à un otage de sourire à ses geôliers.
 « Voilà à quoi je t’ai réduite, toi, ma fille préférée... un otage... non, un peu plus qu’un otage, mais guère. Oui, tu peux me haïr. Mais je l’ai fait pour nous tous. Ceux du Printemps Sacré ne doivent faire qu’un. Tu es le garant de cette union. »
 Elle jeta un regard en arrière. Elle vit son visage. Elle sourit.
 « A la bonne heure ! Elle en a pris son parti ou a compris son intérêt. Je n’aurai pas la honte de l’amener à Belonsis comme une prisonnière. »
 Permi s’était à nouveau retourné, et regardait droit devant. Elle souriait toujours. Elle avait vu, un bref instant… de bonheur, son père souffrir.

29/03/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-34


– Belonsis t’attend !
Kleworegs venait d’entrer dans sa tente, où sa fille guettait sa venue. Jusque là, elle avait cru, ou voulu croire, qu’il ne lui imposerait pas ce mariage détesté, mais l’instant était arrivé. Vendue, elle était vendue, traitée plus bas qu’une servante attachée à une famille, qui reste sa vie durant dans la même maison. Toute sa rancœur lui revenait. Elle se sentait proche de la nausée. Si elle avait mangé, comme son père et tous ceux qui la harcelaient le lui avaient conseillé, elle aurait tout vomi, souillant son vêtement fait du tissu brillant et inconnu pris au trésor du clan.
(« Il aurait mieux valu, tiens, la honte serait sur lui... »)
Rien ne venait. La boule qui montait et descendait dans sa gorge ne faisait que la rendre muette. Elle avait la bouche mi-ouverte d’angoisse, et son instinct la poussait à la fermer chaque fois qu’elle se sentait le cœur au bord des lèvres, malgré l’envie contraire qui la tenaillait.
– Alors, tu viens ? Tu veux me faire honte ?
« Oh oui, je le veux, que l’homme que tu me destines se dégoûte de moi, et renonce à me posséder jamais... Et puisse alors cette honte que tu crains tant t’étouffer comme la peur que je ressens ! » Elle s’avança. Les animaux sacrifiés marchent ainsi à la mort... non, trop heureux, ils n’ont pas reçu l’esprit pour imaginer ce qui les attend. Ils y vont sans inquiétude. J’aimerais mieux être à leur place, ignorant mon destin.
– Tiens-toi plus droite, et couvre ton visage. Ton mari sera le seul homme à le voir, maintenant.
Toujours muette, elle avançait, en somnambule. Son corps semblait suivre ses pieds. Quelle honte si elle se présentait ainsi devant son mari, avec cet air résigné-renfrogné qu’aucun homme sensé ne pouvait accepter d’une épouse ! Il bouillait. Son honneur était en jeu. Quelle alliance ferme espérer d’un roi à qui il donnait un tel ennemi domestique ? Rien qu’à voir ses traits chargés de haine découragée, il crierait à l’abus de confiance.

28/03/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-33


Une bonne partie des guerriers le regarda, outrée. La plupart des producteurs, en revanche, semblaient satisfaits. Si Kleworegs avait ordonné aux guerriers de faire place nette avant qu’ils ne s’installent, ils auraient à jamais dépendu d’eux, qui n’auraient pas manqué de se faire payer pour des générations cette sécurité. Ils préféraient de loin courir le risque de se heurter aux habitants des terres dont ils allaient s’emparer, et ne pas faire appel à eux. Peut-être, alors, pourraient-ils hausser leur statut. Une telle chose était arrivée lors des premiers Printemps Sacrés, où des gens de basse naissance s'étaient faits guerriers au gré des circonstances. Ce serait à leur tour.
Des mouvements divers agitaient la foule. Passer des hommes de Belonsis aux compagnons d’Udnessunus donnait une idée de l’immense éventail des sentiments humains.
– Ceux qui me connaissent savent que verser ou faire verser notre sang m’est en horreur. Ils m'auront compris. Pour les autres, qu’ils ne fassent rien qui puisse gêner une conquête qui rendra Aryana plus riche et plus puissante et lui permettre de rassembler autour d’elle tous ses enfants, même ignorés. Au-delà de l’idée que la gloire serait plus grande, et les combats plus beaux, à l’orient où errent les Muets, certains refusaient l’occident par crainte qu’il ne s’empare d'eux et ne les dévore. Nous retrouverons nos cadets perdus, et leurs fils, et les fils de leurs fils, et leur ferons place. Après, il sera toujours temps de combattre. Cela viendra peut-être plus tôt que vous ne pensez.
Il descendit de l’estrade et s’approcha du cheval que, par privilège de haut roi, lui seul avait le droit de sacrifier. Il prit la masse des mains du prêtre qui se tenait près de la victime, l’éleva et l’abattit. Tous les prêtres l’imitèrent, dans un concert de beuglements de peur et de souffrance à les assourdir tous. Il laissa ensuite le prêtre découper l’étalon, et porta les parties sacrées qu’il lui donnait sur l’autel où elles devaient brûler. A peine commençaient-elles à grésiller qu’il s’inclina, puis s’éloigna sans attendre. Il se dirigea droit vers Belonsis, et le toisa, le regard fixe.
– Retourne chez toi et fais venir ton prêtre. Je vais chercher ton épouse

27/03/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-32

... Ces Printemps Sacrés ne furent cependant pas des échecs. Même semée en mauvaise terre, notre graine avait germé. Et il ne faut pas perdre de vue tous ceux qui choisirent de rester près de la terre-mère, et n’oublièrent rien de leur mémoire. C’est grâce à eux qu’Aryana s’étendit et se renforça. C’est leurs fils qui nous ont donné l’hospitalité avant de partir vers les terres nouvelles... Et nous tous, qui venons du midi, ou d'au-delà du fleuve du levant, sommes les enfants de ces héros...
... En ces temps, bien des choses étaient autres. Il n’y avait guère de place sur la Terre. Nos aïeux devaient chasser pour se nourrir, et tuer les hommes qu’ils rencontraient pour assurer que leur semence soit la seule à prospérer. Plus tard, ils surent mener paître les troupeaux, et eurent de femmes serviles des fils qui les gardaient... Plus tard encore, ils rencontrèrent ceux qui faisaient rendre des fruits à la terre-mère, et épousèrent leurs filles. Ils ne dépendirent alors plus du seul Bhagos, mais du cycle des saisons... Naquit le monde que nous connaissons, avec ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui produisent. Un monde complet, où personne ne manque, où chacun est à sa place... mais aussi un monde trop étroit, puisque à mesure que nos terres produisent, le ventre de nos femmes s’arrondit et les enfants qui nous naissent sont de plus en plus nombreux, solides, se riant des maladies. Et comme aux temps les plus anciens, où nous ignorions l’élevage et la culture, nos terres deviennent trop petites ...
... Alors, faisons comme en ces temps. Mais, sachons-le, le monde a changé. Le moment n’est plus venu de partir comme un feu qui dévore tout, avant de s’éteindre. Emparons-nous d’autant de terres qu’il sera nécessaire, pour cette génération et les suivantes, mais n’oublions pas que nombreux seront, parmi ceux que nous allons rencontrer, ceux qui ont notre sang dans leurs vaisseaux. Quand nous en serons sûrs, nous devrons en faire nos frères... quand nous le soupçonnerons, nos alliés ou nos auxiliaires. Les autres se réfugieront dans les forêts ou se soumettront. Mais je veux en faire des serviteurs, non des cadavres. Dès qu’ils seront sous la responsabilité d’un clan, nul autre ne devra les molester. »