08/03/2012

Aube, la saga de l'Europe, 313

Kleworegs et Pewortor étaient aux portes du palais du roi. Il les recevrait dans la salle du conseil, où il trônait au milieu de ceux qui l’avaient élu. Ce matin, il était seul (pas depuis longtemps, à leur idée) pour les accueillir et les récompenser. Usant d’un des seuls pouvoirs discrétionnaires dont il disposait, il offrirait au petit roi guerrier mille bovins et une terre à conquérir... Plus peut-être.  
(« Si ses bestiaux sont tous comme ceux que nous avons vus en traversant la première couronne de pâtis, il ne sera pas déçu ! » ) Pewortor n’était pas exempt de jalousie. À côté de son chef, il obtiendrait bien peu… De belles paroles, pas des dons de prix... Il se contenterait d’un beau petit troupeau. Les puissants ne remercient jamais à la hauteur d’un service, mais de qui l’a rendu.
Ils pénétrèrent dans le palais qui fleurait le vieux chêne. On leur dit de patienter. Un rideau s’écarta. On les pria d’entrer. Ils avancèrent. Ils se retrouvèrent en présence du roi. C’était un gros homme adipeux, couturé de partout, chevelure gris-blond en queue de cheval rassemblée au sommet du crâne, barbe frisottée. Cette étrange synthèse pileuse – queue de cheval des tribus du couchant, barbe frisée, ondulée à l’urine de jument, des clans du levant – n’était pas le fruit d’un souci d’unification symbolique. Elle était pure coquetterie. L’effet incident était pourtant obtenu. La plupart y voyaient une profonde intention. S’ils n’avaient su son acharnement à réclamer le miroir pris aux Muets, vu sa complaisance à s’y contempler, ils eussent partagé l’illusion commune.
Il se mira encore un moment dans le flanc de bronze. Il le déposa à côté de lui, se souleva de son siège, leur fit signe d’approcher. Il les étreignit longtemps. Il appela Kleworegs son meilleur noble aux mille bovins. Il exprima à Pewortor sa joie d’avoir un guerrier aussi rusé, aussi fort. Les ambitions respectives étaient comblées. Kleworegs avait pris place dans le cercle restreint des chefs de clans qui pourraient, au fur et à mesure que les nobles du conseil royal mourraient, s’en rapprocher, peut-être y parvenir. Il faudrait pour assouvir cette ambition qu’il devienne d’abord chef de tribu, ensuite que les dieux l’aident en envoyant quelque mal qui en faucherait la moitié. On avait déjà vu pareille hécatombe.
Il s’imagina à la place du gros roi. Si Bhagos le maintenait assez longtemps en vie, il serait un jour sur le siège de chêne sculpté, symbole du plus haut rang d’Aryana... (« À ça près que j’aurai, moi, le vrai pouvoir ! » )

Les ambitions de Pewortor étaient autres. La confirmation de sa fonction guerrière de la bouche même du roi des rois l’avait grisé. Il planait dans une rêverie aussi capiteuse. Ce rêve, toutefois, ne le concernait pas. Il s’appliquait à son fils. Un peu plus de perspicacité lui en eût laissé percevoir l’inanité... En cet instant, toute lucidité, tout jugement, étaient en lui abolis. Son ambition avait une première fois abattu les murs de sa basse extraction. Pourquoi le miracle ne se renouvellerait-il pas ?
Dans l’immédiat, sitôt fini cette entrevue, sa voie était toute tracée. Il irait voir le patriarche des forgerons. Il vérifierait les dires concernant leur état d’esprit. Il réglerait des comptes, qu’il se devait d’apurer, datant du temps de son père. Il prendrait parmi eux le rôle qui lui revenait. Le roi l’interpella... Il avait déjà dû le faire sans qu’il l’entende :
– te le répète : Peux-tu nous en forger d’aussi belles ?
Il brandissait la lame qu’il avait cédée à son envoyé. Le chevaucheur ne la lui avait pas réglée, mais s’en était bien mieux acquitté. Il avait préparé le terrain pour que le roi des rois et les autres chefs à sa suite, s’il appréciait ses glaives, deviennent ses pratiques. Il lui en ferait cadeau. Il n’hésita pas un instant.
– Reg-e, j’en ai apporté de splendides, forgées rien que pour toi et ton conseil !
– Je vais envoyer quelqu’un à ton chariot voir ce qu’elles valent et faire un premier choix. Tu me les apporteras demain, avant midi. Les grands rois arrivent pour notre prochain conseil. Si tes armes sont bonnes, ils en voudront tous.
Pewortor s’inclina, reconnaissant. Il n’en vit rien. Il était déjà revenu à Kleworegs, renfrogné. Quelle audace avait celui qui n’était, malgré tout, que son forgeron, de retenir toute l’attention ! Il l’en moqua.
– Eh bien, Kleworeg, tu t’offusques de ce que je m’intéresse à ton guerrier plus qu’à toi ! ? Ne t’inquiète pas ! Je ne t’ai pas oublié. C’est pour toi que je lui ai posé toutes ces questions. Nos terres deviennent trop étroites. Nos jeunes rêvent de conquérir les vastitudes du couchant. Notre nation a besoin d’un chef neuf à leur tête. Qui d’autre que toi, aimé des dieux, en serait capable ? Accepte, toute cette jeunesse sera ta tribu, à qui nous confierons les meilleures armes et les plus beaux chevaux. Ton guerrier commandera à ceux qui forgeront pour les tiens le bronze conquérant. Me direz-vous oui, ou rentrerez-vous dans votre village, couverts des richesses que nous allons vous donner ?
Le bhlaghmen n’avait pu que ratifier la décision prise pour lui. Eux avaient encore le choix. Il y a peu, ils seraient repartis chez eux, riches à foison, bénis à jamais, plutôt que de se lancer dans une conquête aléatoire, pleine de périls, propre à leur assurer, et à leur lignée, puissance et renom. Comme pour le prêtre, l’idée du bonheur de leurs fils prévalut. Leur ambition l’emporta. Ils emprunteraient la voie inconnue, grande ouverte, de la gloire... Etait-ce leur vraie raison ? Leur rut de pouvoir, avant toute réflexion, avait parlé pour eux.

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