24/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 266

Tous ceux qui avaient parié sur la perle ou la dent de géant ressentirent une amère déception. Ils commencèrent à évaluer leurs pertes. Parmi ceux qui avaient misé sur une gemme, seuls ceux restés dans le flou s’en tiraient avec des gains. Tous les autres, partisans de la turquoise venue des plateaux lointains, de l’opale ou de l’onyx nés au-delà des monts du midi, pleurèrent leurs béliers, leurs porcs ou leurs fourrures perdus... Nul n’en avait deviné la nature.
Ni joie ni déception ne durèrent. La pierre, seule, retint vite l’attention, l’admiration, la dévotion. C’était un corps inconnu, une gemme encore jamais vue, morceau de soleil gros comme deux poings de guerrier réunis pour frapper. Énorme, de nature inouïe, elle était déjà une merveille de la création et un inestimable don des dieux. Seul un peuple de cent coudées au-dessus des autres avait pu en être gratifié... Il y avait plus... Il y avait dans – à l’intérieur de – cette gemme hors du commun une présence prouvant une intervention de forces au-delà des sens de l’homme. Elle contenait un démon, sous la forme d’une hideuse araignée, emprisonné pour l’éternité.
Ceux à plus de dix pas n’en voyaient rien. La bulle translucide devenait opaque. Son épaisseur et sa couleur, ajoutées à la distance, les empêchaient d’y distinguer l’animal captif, le transformant en une grosse impureté qui en gâchait la beauté. Ceux qui étaient plus près, séparés par le seul mince cordon des guerriers, l’apercevaient. Cependant, de tous les visiteurs, seuls les notables invités à le voir la veille au soir auraient pu décrire le monstrueux arachnide prisonnier en son sein. Avec ses longues soies sur le corps et ses pattes éployées de toute leur longueur, les deux postérieures semblables à des jambes, les six autres paraissant jongler avec les petites bulles d’air prises à leurs extrémités ; avec sur sa carapace une tête de mort, image agrandie des formes qu’on devinait au sein des minuscules vacuoles emplies d’air et de poussière, il leur était apparu un modèle réduit, d’une totale fidélité, du mal absolu. Il exprimait sous sa petite taille l’essence de l’horreur et de la perversité. Il était heureux que ce monstre, image de l’ennemi, soit leur captif. Ils étaient forts et savaient réprimer leur frayeur devant les pires maléfices.
Les hommes devant l’estrade étaient rassurés. Dans sa carapace soleil comme la chevelure de ceux que les dieux avaient élus pour le surveiller, il ne pourrait étendre son hideux pouvoir sur le monde. Dans le quadruple cercle du joyau, de son coffret aux signes protecteurs, du temple enceinte sacrée qu’on bâtirait autour de lui, et de leur terre, son impuissance était complète. Il serait à jamais captif, comme il sied à un être de ténèbres et de mort, de sa lumineuse force, claire et brillante comme la substance de sa gemme et le teint de ses nobles.

23/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 265

Il descendit de l'estrade. Il les rassura. Ils seraient les premiers, quand le bhlaghmen sortirait, à voir le k’rawal. Ils se calmèrent.
Son prêtre sortit. Ce fut une belle bousculade. Dieux merci, il avait prévu une forte escorte. Elle dut jouer du plat de l’arme. Le Joyau, sinon, serait tombé. Il leur fit honte et les mit en garde. S’ils ne s'en tenaient à distance et ne le laissaient passer, ils ne seraient pas autorisés à le voir, non plus que le reste du butin. La menace fit son effet. Ceux qui se pressaient et s’agglutinaient à l’entrée de la tente reculèrent de plusieurs pas. Le prêtre leur fit la faveur de le leur présenter. Leurs regards eurent tout le temps de s’en repaître. Il le remit en place et se dirigea vers les tréteaux. La petite foule le suivit. Dans son sillage, elle s’en rapprocherait.
Il arriva au pied. Il gravit, lent, précautionneux, l’échelle qui y donnait accès. Il brandit le coffret à deux mains, tout au-dessus de sa tête. La foule poussa un grand “ Ah ! ” satisfait et soulagé. Sa longue attente était terminée. Le moment était venu. Elle pouvait compter, comme si elle les voyait s’égrener, les instants qui la séparaient encore de la vision espérée.
Kleworegs partageait son impatience. Peu lui importait de rester au bas de l'estrade (Les prêtres, parlant du sacré dont le Joyau faisait à coup sûr partie, y étaient les seuls admis). Il restait le maître du jeu. Quand ses hôtes acclameraient la pierre, c’était lui, bien qu’il en sache moins qu’un enfant en bas âge sur tout ce qui touchait au divin, non la robe de lin trônant face à eux, qui serait à l’honneur. Nul n’en doutait, son prêtre moins que tous les autres.
Il avait cependant, en cet instant, son heure de gloire. Il toisa la foule, plein de morgue, jusqu’au silence total. Il n’eut guère à attendre. Il ne montrerait pas le k’rawal avant. Elle s’apaisa. Il fit signe à deux acolytes de s’approcher. À l'un, il confia la boite pyrogravée. Il l’ouvrit, comme s’il craignait que son contenu ne s’en échappât, en psalmodiant à voix basse. À l'autre, il en donna le couvercle. Il présenta à la foule le côté marqué de la grande croix. Elle regardait, transie. Il se tourna vers le premier acolyte. Il plongea les mains dans la cassette pour y prendre le Joyau. Il reposait sur une bande de tissu rouge, pliée et repliée. Le cachant encore, il le retira et, le pressant contre son sein, à hauteur du plexus, se retourna. Avec lenteur, il éloigna ses mains de sa poitrine. Levant les bras, il l'exposa... Ils contemplèrent enfin la pierre-merveille.

18/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 260

... Des voyageurs vous ont parlé de ces coutumes, courantes chez ceux qui vivent loin dans le midi. Il vous ont dit que leurs rois se font construire des maisons de pierre hautes comme les grands chênes, et vous les admirez. Fi donc ! Ils les font bâtir par leurs hommes libres pour leur gloire égoïste, non celle de leur peuple. Pour ce service, au lieu de les gratifier d’une juste récompense, ils les remercient à coups de fouet. Si encore ils les défendaient ! Non ! Ils leur font payer très cher une protection qu’ils n’assurent pas. C’est au point que leurs producteurs doivent, en plus de récolter et travailler pour nourrir leurs guerriers, se battre pour eux. Pas étonnant qu’ils se dégradent en humiliant des hommes sans défense... Pas étonnant qu’ils ramperont à nos pieds un jour, tout admiratifs que vous soyez devant eux. Face à ces rois qui ont des palais de pierre au milieu des sordides taudis de leurs castes plus humbles, nous avons peut-être des maisons de bois, mais des glaives et des cœurs de bronze. Ils nous feront vivre quand ces palais resteront le seul vestige de ceux que nous aurons vaincus...
... Tout ça pour vous dire de ne pas imiter ce qui vient de loin quand c'est contraire à l’honneur. Les dieux savent ce que nous y perdrions ! Nous agîmes avec nos captifs ainsi qu’il conseillait. À l’issue de cette bataille, entre ceux que nous avions tués de nos mains au combat, ceux qui s’étaient précipités sur nos armes et ceux qui risquaient de ne pas survivre longtemps, et qu’il nous serait humain d’achever avant qu’ils ne souffrent trop, nous avions fait chez eux des coupes claires. Cet engagement ne nous rapporta qu’une centaine de captifs de plus. De notre côté, nous comptions deux morts et quinze blessés, dont la moitié se remit sur pied en quelques jours et un périt peu après. Restait à voir si, en échange des miens partis combattre à ses côtés, Thonros nous avait favorisés d’un beau butin...
... Mes hommes liaient les captifs. Je partis avec mon escorte en direction du défilé. Les charrons examinaient les chariots et les faisaient manœuvrer pour voir leur état... Ils s’étaient quand même heurtés en pleine course. Egnibhertor m’accompagnait. Il me décrivait la netteté et la rapidité du guet-apens où ils avaient pris le butin. Il me vantait le rôle de Pewortor, qui l’avait conçu et mené de bout en bout. Combien je serais puissant si tous mes guerriers étaient comme lui ! J’en convins. Il me rappela ensuite notre tradition, qui veut que l’âme des guerriers morts parle à celle des vivants, et choisisse les plus dignes pour leur révéler des secrets qui changent le sort des batailles... Un apanage des neres. C’était encore vrai. J’aurais dû comprendre que notre homme-chêne en faisait partie. Ce n’était pas la première indication de ses contacts avec le monde où errent les esprits des morts au combat... Dieux merci, la vérité s’est fait jour. J’aurais moi-même demandé (“ à mes conditions ”) qu’elle soit reconnue, si elle n’avait sauté aux yeux des hommes de Kerdarya, qui l’ont fait avant moi...
... Nous arrivâmes auprès des chariots. Pewortor, averti de ma présence, en descendit pour m’en faire les honneurs. Je le félicitai. Il fit le modeste. Son mérite n’était pas grand. Il avait entendu les avis des victimes de la horde le pressant plus que les molosses un troupeau, et y avait obéi. Il me présenta ensuite tous les trésors des Muets, en commençant par des objets déjà connus, ce qui ne les empêchait pas d’être superbes, pour finir par des raretés jamais vues.
Sans mot dire, il me les laissa passer en revue un long moment… Oui, c’était des merveilles. Plusieurs eussent à elles seules valu les fatigues et les peines d’un long raid.
– Il y a mieux !

12/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 256

Un grondement, sonore comme une houle, monta de la foule. On y reconnaissait, au milieu des onomatopées hostiles qui ponctuent toujours l’évocation d’une lâcheté, quelques réflexions plus compréhensibles, pas plus amènes pour autant : “ Quels fumiers, ces forgerons, grandes gueules, prétentieux, mais fainéants comme mange-miel en saison froide ! ”. Pewortor, que Kleworegs avait installé à ses côtés, pour l’honorer à ce qu’il lui avait dit, se leva d’un coup. Sa stature en imposait à tous. Le concert de gueule se calma, se transformant en chuchotis, toujours hostiles, plus discrets et quelque peu interrogatifs : “ C’est Pewortor, le couard ! ” – “ Couard, tu plaisantes, il ne serait jamais devenu ner ! ” – “ Il paraît qu’il a fait quelque chose d’extraordinaire ! ” – “ S’il était un lâche, Kleworegs n’aurait pas toléré qu’il restât à son côté. Il lui aurait même interdit de se montrer. ” – “ Ah, taisez-vous ! Il va parler ! ”
L’humeur de l'assemblée n’avait rien pour l'effrayer. Son charisme l'empêchait, quoique assez échauffée, de passer à l’ébullition. Elle tendait même à s’apaiser. Qui se dresse face à l’émeute mérite le respect. Il serait contraire à l’honneur de ne pas l’écouter, dût-on le tuer après. Elle se calma tout à fait quand Kleworegs reprit la parole :
– J’avais eu raison de leur faire confiance. Écoutez, de sa bouche, ce qu’avaient fait Pewortor et ses compagnons !
Il se rassit. Le forgeron les regarda un long moment, à nouveau tranquilles et attentifs. Dommage que ce calme ait résulté de l’influence du roi, non de son pouvoir sur la masse déchaînée. Il accentua la profondeur et la raucité de sa voix. Ce ton et cette manière de parler impressionneraient. Et peut-être – il n’usait pas avec autant de facilité que son roi de la langue noble des hymnes et épopées utilisée par les guerriers quand ils content leurs exploits – lui permettraient-ils de faire passer ses cuirs et ses pataquès. Il eût été plus à l’aise dans le patois local, compris de chacun, mais se devait, en tant que ner, d’utiliser leur langage. Wulkanos en soit remercié, il les côtoyait tous les jours. Parler comme eux n'était pas au-dessus de ses moyens. Il commença, en phrases lentes, comme s’il cherchait ses mots et ses tournures... Bien souvent il les cherchait.

11/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 255

... Reconnaissons une qualité à ces brigands. Ils n’avaient pas de bonnes sentinelles – elles n’avaient pas senti notre approche –, mais des réactions vives. À peine nous surgissions, tous étaient déjà debout, arme en main. Ils se battirent comme des enragés. C’est là que nous eûmes nos premiers et seuls morts. Très vite, je fis deux remarques, aucune de nature à me réjouir...
... Tout d’abord, ils ne faiblissaient pas. Malgré leurs mauvaises armes (de parade et d’apparat, splendides avec leurs lames de cuivre et leurs poignées décorées de motifs dorés, mais piètres au combat), ils nous tenaient tête en forsenés. J’en compris vite la raison. Ils espéraient nous retenir et nous retarder assez longtemps pour permettre à leurs chariots de prendre le large. Leur tactique, au prix de nombreuses vies dans leurs rangs, réussissait. Leur convoi, où certains dormaient, s’était ébranlé dès notre attaque. Il s’éloignait au plus vite de l’allure des bœufs à leurs brancards. Le reste de la bande formait pour protéger leur fuite un barrage infranchissable. Il se déplaçait de telle sorte qu’il y avait toujours, en face du coin que nous formions pour les enfoncer, un épais mur humain. Il n'était pas inentamable. Il s'érodait, mincissait sous nos coups... pas assez vite. Il tiendrait jusqu’à ce que les lourds chariots soient au large. Ceux qui le constituaient décrocheraient aussitôt après. Ce n’était plus la rage, mais le désespoir qui me tenaillait. Les véhicules où s’entassait notre plus belle prise à venir se rapprochaient du défilé aux parois de craie tranchant sur le vert environnant. S’ils y pénétraient, adieu le butin ! Nous le perdrions à jamais...
... Je vous ai parlé d’une deuxième remarque. Elle me chiffonnait autant, sinon plus, que cette résistance inattendue et féroce. Forgerons et charrons avaient insisté pour venir, nous privant de la compagnie et de l’assistance de plusieurs excellents guerriers, même s’ils étaient affaiblis à cause de blessures légères ou de maladie... Voilà qu’ils nous avaient abandonnés. Ils n'étaient pas si nombreux, mais leur petit nombre eût fait la différence. Il nous aurait permis d’enfoncer les lignes ennemies, qui, les chariots disparus, se débandaient. J’entrepris de les envelopper. Que nous ayons au moins, à défaut de butin, des captifs ! Pendant que j’ordonnais cette manœuvre, je les maudis de leur désertion à la faveur de la nuit, comme je me maudis d’avoir cédé à leurs objurgations, leurs arguments, leurs prières... Dire qu’il m’arrivait, parfois, de les croire dignes de combattre.