18/11/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 233

Le forgeron marchait maintenant, anxieux. Le pas rapide et lourd, il semblait se hâter pieds liés. Quand le bhlaghmen l'avait convoqué, sa femme, étendue sur un tapis de paille propre, avait ses premières douleurs. Elle avait un ventre énorme, mais était forte et de large bassin. L’accouchement aurait dû avoir lieu, des vagissements l'accueillir.
Il arriva. Tout était fermé. La naissance tant espérée attendait encore. De quoi s’inquiéter. À la différence de ce qui s’était passé pour les fils du prêtre et du roi, il n’y avait autour d'elle, selon les us de ceux du métal, aucune assemblée de matrones caquetantes et, hormis l’accoucheuse, inutiles. Seule une servante, réputée connaître les herbes, l'aidait.
Il allait ouvrir sa porte. Une vieille domestique, qui lui venait de sa femme et était restée à son service, lui signifia d’arrêter. Sa jeune épouse n’avait pas encore été délivrée. C’était un garçon, mais il s’était présenté par le siège. Elle craignait pour la suite. Quel dommage pour le clan si elle n’était pas menée à bonne fin ! Le bébé était énorme, le plus gros qu’on ait jamais vu naître. Il fallait souhaiter que tout se passe bien. Il serait un forgeron exceptionnel, à travailler le métal à coups de poings comme le héros fondateur du clan.
Il fronça les sourcils. De quoi se mêlait cette servante, un des rares biens amenés par son épouse. Ce pénible accouchement l'angoissait... Et comment, femme et captive, ou descendante de captifs, osait-elle évoquer leurs mythes ? Il se serait, en temps ordinaire, fâché de cette familiarité. Son enthousiasme envers le fils de sa maîtresse l’incita à l’indulgence. L’y poussa aussi la réminiscence de cette grande loi qui veut que les dieux favorisent les souhaits des compatissants et des bénins. Il la remercia... Quand même, où avait-elle appris les légendes sacrées ? ... Malgré une difficulté de dernière minute, tout se présentait bien. Il serait, à leur instar, miséricordieux. Ils aideraient sa femme et feraient sortir l’enfant au plus vite.
Il allait faire nuit. L’attente se prolongeait, pénible. Il ne pouvait entrer tant qu'il n’était pas né. Il se rongeait les sangs. Pour se donner une contenance, ou faire passer le temps, il se mordilla les ongles. Il donnait des petits coups de dent secs. L’ongle de son pouce en était tout barbelé. Arrivé à l’extrémité, il prit le bout découpé entre ses incisives, se piquant la langue. Il tira dessus un grand coup, l’arrachant avec un peu de peau et de chair. Son doigt saigna. Pour arrêter la rouge liqueur qui sourdait du bout de son pouce blessé, il se le mit dans la bouche et le suça, avec un petit bruit d’aspiration.
Des cris d’enfant, à vriller les tympans, s'élevèrent soudain. Il avait fermé ses oreilles à tout autre bruit. À ce son discordant, pour lui la plus douce musique, il se précipita. En même temps, l’accoucheuse ouvrait la porte pour l’avertir de venir voir son fils. Il alla s’écraser contre le mur opposé. Il eut un réflexe de protection. Seul son coude porta contre. Sans se soucier un instant de la douleur, ni du châtiment à lui infliger, il lui demanda de lui présenter le bébé. Il était couché sur le ventre de sa mère. Elle le saisit sous les aisselles et le brandit à bout de bras.
La mère avait esquissé un geste de refus. Son bras était aussitôt retombé. Épuisée par le travail et assommée par une tisane d’ergot de seigle, elle était tombée dans une torpeur morbide, à peine troublée par les hallucinations que lui procurait la décoction. Nul ne s’en inquiétait plus. Elle avait fait son devoir.
Il le prit et le leva vers le ciel, moitié pour le soupeser, moitié pour le montrer aux siens. Prévenus par la vieille servante, ils arrivaient en foule.
– Qu’il est lourd, il fait ses douze livres !
Tout en l'admirant et en partageant sa joie, ils sourirent. Il exagérait. Son estimation dépassait trop le poids d’un nouveau-né. Ils l’examinèrent mieux. Il était énorme. Ils se réjouirent sans réserve. Il se tourna et le leur présenta :
– Pour la force invincible qu’il promet, j’appellerai mon fils né en ce jour Peworis, celui du feu.
– Comme... comme l’ancêtre du clan ? Tu sais ce que tu fais, au moins ?
Ils étaient une main d'anciens à se récrier, choqués. Il n’était pas d’usage de donner à un enfant le nom du fondateur de sa lignée. Qui porte le nom de son premier risque d’en devenir le dernier. Pewortor, fort de son titre confirmé par cette naissance et de sa nouvelle dignité héréditaire de deuxième caste – à elle seule suffisante pour faire taire les récalcitrants bien qu’il n'en désirât pas user devant ses anciens pairs – gronda. Ses rares opposants se turent. Les autres l'approuvèrent.
– Comme l’ancêtre fait de métal, il est né plus lourd que tous les autres. Qu’il porte son nom, puisqu’il est Peworis réincarné !
Patriarche des forgerons, il en était, de par leurs traditions, le grand prêtre. Sa parole avait force de loi parmi eux. Il en fit argument d’autorité. Même les plus opposés à sa décision s'inclinèrent. Il avait le droit de nommer ainsi son fils.
– Qu’il ait tout le lait dont il a besoin ! J’ai eu une rude journée. Je vais dormir.

16/11/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 232

Plus avant dans la journée, Kleworegs connut le même bonheur. Sa très jeune épouse avait eu ses premières douleurs la veille, quand il était venu la saluer. Son travail se prolongeait de façon inquiétante. Toutes les femmes de son genos avaient prié Maga Mater, tout le jour, que tout se passe bien, et que sa délivrance survienne vite. Ce n’était pas l’affection qui les motivait. Loin de là. Elles n'éprouvaient, à son égard, que la solidarité féminine indispensable. C'était par elle seule qu'elles pesaient quelque peu. À ciel rouge, au plus long des ombres, la tête se présenta. L'enfant sortit, à leur grande joie, sans peine. Il vagit à les assourdir. À peine sorti, il était vif et fort.  
Une des matrones le prit par une jambe et le brandit, la tête en bas, à hauteur de son visage mafflu au nez écrasé. C'était son seul héritage d’un mari guère regretté, peu enclin à la douceur et querelleur à se mettre cent duels sur les bras, surtout quand il avait partagé l’hydromel et les souvenirs de combat avec d’autres gaillards de sa trempe. Il s'en était mis un de trop.
– Quel beau guerrier il fera ! Son père va être heureux, lui qui désespérait d’avoir un mâle.
En entendant ce cri du cœur de veuve au ventre sec, elles se tournèrent vers elle, hostiles. Elles étaient toutes mères, mais n’avaient donné le jour qu’à des filles ou des mal venus qui avaient péri. Ces mots ravivaient leurs plaies encore cuisantes et mal fermées. Faute de s’en prendre à l’accouchée, qui sauvait l’honneur, elles lancèrent leur fiel contre cette cible facile.
– Repose-le, tu lui fais venir le sang à la tête.
– Ne manie pas ce pauvret ainsi, stérile ! Tu n’entends pas comme il crie... À moins que tu ne veuilles le tuer par jalousie, toi qui n'as jamais enfanté ?
En cas de malheur, elles se rappelleraient cet incident. Les nouveau-nés sont fragiles. Elle l'abandonna. Il serait mieux aux bras de sa mère. Une servante entra.
– Le maître arrive. Il veut voir son fils !

Depuis la date, à la fois récente, s’il comptait les années, et quasi-antique, s’il en considérait les suites, où Kleworegs avait demandé à Punesnizdos de lui préparer des armes fiables au sein des plus rudes combats, les forgerons avaient bougé. L’ancienne forge était dans l’enceinte du village. L’ensemble des ateliers de tous les artisans du feu se trouvait maintenant sous son vent, un peu en dehors. Ils œuvraient tout à côté d’un ruisselet, bien utile en cas d’incendie. Ils pouvaient aussi ouvrer de nuit sans réveiller le wiks. Avant, ils s’escrimaient à la tâche en plein midi et exerçaient leur art dans un vrai brasier, l’ardeur du jour s’additionnant à celle de la forge. Ils avaient gagné au change.
Pewortor, devenu ner, se découvrait de nouvelles et nombreuses obligations. Il était passé voir les prêtres. Il se colletait avec eux pour qu’ils entérinent sans attendre son élévation. S’ils ne pouvaient plus la lui refuser, ils argumentaient pour lui faire admettre qu’elle ne touchait que lui. Son fils, s’il en avait un, en serait exclu. Ils n’avaient aucun exemple à l’appui de cette assertion. Ils ne l’avançaient qu’en désespoir de cause. À force, il y serait peut-être sensible. S’il se lassait d’insister et renonçait à l’hérédité de son nouveau statut !
Tous guettaient la moindre ébauche de parole en ce sens. Ils étaient prêts à en témoigner sous serment. Il tenait bon. Ils cédèrent. La loi commune s’appliquerait à lui. Son fils lui succéderait avec son statut, sa fonction, ses titres, ses droits. Encore cela fut-il adopté, contre de beaux taureaux, grâce au premier prêtre. Il lui fit promettre, pour prix de la fin de leur harcèlement, et de leur accord au sujet de son genos, de cesser de réclamer pour ses anciens égaux.
Il s’insurgea. Si l’on continuait à s’opposer à ses justes demandes, la qualité des armes baisserait l’an prochain. Ce ne fut qu’un ultime soubresaut. On lui avait accordé l’essentiel. Il ne persista pas dans son chantage, plus propre à toucher des guerriers. Il lui faisait horreur. Ils prirent congé. Ne restèrent devant l’autel que le forgeron, le bhlaghmen et un acolyte mineur, témoin de l’échange des fois jurées.
S’observant encore avec méfiance, ils s’exécutèrent. La cérémonie fut longue. Malgré son impatience de rejoindre son épouse en train d’accoucher, il cherchait chacun de ses mots. Il n'y fallait pas la moindre faille où les porteurs de lin se glissent, quand il devait se donner le plus large champ. Il essayait aussi de voir s’il n’y avait pas un double sens ou une équivoque dans les paroles du prêtre. Celui-ci finit par reconnaître son droit et celui de son genos à accéder à la seconde caste contre sa promesse de renoncer à toutes ses revendications concernant l’élévation de ses pareils, hors de son clan. Pewortor avait insisté là-dessus.
Les prestations de serment terminées, le prêtre fut plus aimable. S’il avait à la fin pris son parti, qu'il ne chante pas victoire. La naissance de son fils l’avait incité à une particulière indulgence. Elle lui avait fait saisir son souci et sympathiser avec lui, même s’il n’était pas persuadé de son bon droit… Un père pouvait bien accorder une faveur à un autre père. Il lui donna congé sur cette dernière humiliation.
Le marchandage avait pris du temps. Le soleil rougissait quand Pewortor put partir. Il s’empressa de s’esquiver et partit au galop vers le hameau des artisans. Le voyant ainsi courir, le jeune acolyte qui avait assisté à l’échange des serments se mit à rire.
– La bonne farce, maintenant, s’il avait une fille !
Il avait trop attendu son héritier. “ Tu te crois drôle ! ”. Il le congédia d’un ton sec. Il regrettait presque d’avoir discuté son statut au fils – il espérait que ce en serait un – de Pewortor.

15/11/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 231

alba (1).jpgEN ATTENDANT LA SORTIE DE AUBE I EN E-BOOK, DECOUVREZ-LE EN FEUILLETON


HONNEURS ET BLESSURES


La nuit était déjà avancée. Le défilé avait pris fin à la lueur mouvante des torches sous la brise. Fatigués, heureux, ils étaient rentrés dans l’enceinte. Des feux dansaient partout. On célébrait les guerriers à grand renfort de cris joyeux et d’hymnes.
On avait descendu avec précaution les huit blessés gisant, à moitié inconscients, au fond des chariots, et exposé sur les autels les armes des trois tués au combat. À la vérité, seuls deux y avaient péri. Le troisième, blessé à mort, avait souffert deux longs jours enfiévrés avant de les rejoindre. Lui si brave ! ? Cette dure agonie devait châtier une lâcheté tue aux hommes, sue des dieux. Sa mort en avait été moins noble. Son rang près de Thonros serait moins haut. Pourtant, sa lame lui avait expédié plus d’ennemis que celles des deux autres tombés pour le Joyau... Il déciderait. S’il pardonnait cette couardise cachée, cela se saurait un jour...
Il y avait trois morts à déplorer. Il y avait en revanche, pour se réjouir et exulter, abondance de naissances, tant chez les neres que les wiroi. La liesse régnait dans le cœur des arrivants. Certains l'éprouvaient deux fois. Ils accueillaient en leur foyer un nouveau venu.
La plupart seraient dans l’immédiat sans influence. C’était le cas des filles, de ceux qui mourraient en bas âge (Le village avait beau être riche et bien situé, la maladie prenait son lourd tribut.), des stériles, ou de ceux qui n’accompliraient rien qui soit digne d’un chant. Ceux-ci avaient pourtant leur place. À l’âge d'homme, ils engendreraient des fils, pères à leur tour, maillons d’une immense chaîne de médiocres et héros, misérables et puissants, humbles et superbes, dans les générations sans nombre à venir. Au sein de celle-ci, seuls trois compteraient.
Aucun n’était né au retour de son père. Le premier fut, le lendemain, celui du prêtre. Dès qu’il se présenta, les matrones le reconnurent pour un garçon. L’orant récompenserait le porteur de cette bonne nouvelle ! Aussitôt, l’une d’elles se précipita hors de la pièce où la parturiente finissait son travail pour l'avertir.
“ Ton fils est né ! ” Il y avait dans ce bref avis de quoi réjouir son cœur. Cette naissance prouvait le soutien des dieux à son genos. Elle en assurait la pérennité. Sur sa tombe s'accompliraient les obligations filiales. Ses traditions perdureraient. Son fils porterait bien haut, après lui, le nom de sa maison. Si son roi pouvait être aussi heureux ! Qu’il en ait un enfin, après toutes ses filles ! Les dieux ne permettraient pas qu’il n’ait jamais de mâle. Ce serait, sinon, la fin du wiks dépecé, à l’occasion de leurs mariages, en fiefs offerts à ses gendres. Il serait bon qu'il échappât à ce malheur. Pourvu que son intuition ait été juste et que Bhagos ait enfin écouté ses prières. Il sourit. Son roi aussi serait exaucé.
La matrone contempla, réjouie, son évident plaisir. Elle lui précisa, les yeux brillants, ce que tous les pères aiment à entendre : son fils lui ressemblait, était plein de santé, était né coiffé. Cette caractéristique rare était un signe d’élection, marque, dans la première caste, des futurs grands récitants. Le dieu des serments et de la parole ne porte-t-il pas un bonnet ? Les vieillards du clan, le voyant, le lui rappelèrent. Les autres prêtres, joyeux, le confirmèrent. Ce nouveau privilège appuierait leur prestige.

13/11/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 229

QUELQUES NOUVEAUX EXTRAITS D'AUBE, LA SAGA DE L'EUROPE

PROCHAINE PARUTION DU LIVRE I EN E-BOOKLE 1/1/2012

 

Il avait reçu le message caché derrière l’impolitesse calculée. À cette revendication, exprimée d’un ton calme et froid, il opposa la même tranquille froideur, la même indifférence. Il fit comme s’il n’en avait rien entendu et poursuivait une autre conversation :
– Il faudra que je te prenne un glaive, un glaive ouvré par toi, en personne, j’y tiens.
– Suis-moi... Je suppose que pour ce qui est d’être payé, nous nous arrangerons à Kerdarya ?
– Je te donnerai assez de cuivre pour fabriquer trois lourds glaives si celui que tu me proposes est de la qualité de ceux que tu forges pour vos guerriers.
– Ils sont tous excellents. Tu n’en verras jamais de mauvais chez moi. Je les brise.
– ... Et choisis tes plus beaux pour les présenter aux rois du grand conseil... Avec ça, tu pourras revenir beaucoup plus riche que tu n’es parti. Ça ne te tente pas ?
– Ça tenterait n’importe qui. Ta proposition est bonne. Je te remercie de tes conseils et de tes suggestions. Je les accepte avec gratitude… Voici ma forge, où je garde les meilleurs… Solides, mais tout simples, sans or qui orne leur poignée. Ça ne te gêne pas, ou faut-il, pour avoir ta pratique et la leur, les guillocher de métal précieux ?
– Inutile, nous voulons des glaives tranchants, pas des bijoux. C’est décoratif, mais moins que le triomphe qu’apporte une bonne lame.
– Alors, j’ai ce qu’il te faut, et tout de suite. Entre !
– J’arrive !
– Pendant que j’y pense, si tu n’as pas vu Kleworegs, Nous partons après-demain, à l’aube.

– Lève-toi ! Je pars.
Il se leva. Sa jambe avait cessé de lui élancer, sa blessure au flanc était oubliée. La souffrance était partie. La perspective d’avoir retrouvé le fil, un instant brisé, de la piste de son ennemi, l’avait revigoré. Il parvint près du char du voyageur. L’homme l’invita à y monter. Il y parviendrait tout seul. Ce serait un signe que les dieux approuvaient son projet et l’invitaient à l’accomplir sans perdre un instant. L’aide de son compagnon fut si discrète qu’il ne la vit pas.
Ils se mirent en route. Le visiteur était une mine d’anecdotes, qu’il eût trouvées passionnantes, et de plaisanteries, qui l’auraient fait éclater de rire s’il n’avait eu la tête ailleurs. La seule histoire qui l’eût intéressé eût été celle, même racontée par un bègue postillonnant et cherchant ses mots, qui lui aurait appris où trouver Kleworegs. Il l'écoutait malgré tout. Que faire d’autre en attendant d’arriver, le lendemain dans la soirée ? Il n’aurait ensuite qu’une journée de marche pour trouver le village où quelqu’un savait comment aller au clan du Cheval ailé. Il lui en indiquerait la route.
Après, tout dépendrait de lui. Il encouragea le cheval de la voix.
... Il ne lui faudrait plus longtemps pour se trouver face à sa cible.

 
Après la journée consacrée au choix de l'escorte, la veille du départ se passa en préparatifs pour s’assurer le meilleur voyage. On sélectionna les plus beaux et les plus solides chevaux, les chars les plus neufs et les mieux ornés. On prépara un ultime et gigantesque banquet en l’honneur du bijou sacré. Ils interrogèrent le messager sur le meilleur chemin et les haltes. À part Gwowomakwelya, la rivière des bœufs, marché à bestiaux de grand renom, et Walkwis, la place du loup, fameux rendez-vous de chasseurs et grande foire à fourrures, ce n'étaient que minuscules villages indignes de les recevoir. Leur passage y serait un événement tel qu’il ne s’en produit qu’un toutes les trois ou quatre générations.
Le banquet fut copieux, mais bref. Ceux qui partaient se couchèrent tôt. Ils se réveilleraient à ciel rose pour avoir le temps de faire leurs adieux. Kleworegs, le bhlaghmen et Pewortor ne furent pas les derniers à en profiter. Ils saoulèrent de recommandations leurs remplaçants et celles qui allaient prendre soin de leurs enfants pendant leur absence. Après qu'ils furent couchés, ils restèrent à les regarder. S’ils survivaient aux mille dangers et maladies qui les guettaient, ils leur feraient honneur et continueraient leur lignée glorieuse. Pour l’instant, ils se portaient bien, comme leurs mères, et dormaient d’un sommeil paisible et rassurant. Aucun des récents nouveau-nés n’avait péri. Ils en remercièrent les dieux.
Les enfants des trois héros du cortège étaient superbes. Peworis, le fils du forgeron, toujours plus énorme, passait déjà pour un petit ogre. Il épuisait le lait de sa mère et de sa nourrice, et, criant à en réveiller les morts, réclamait encore après une telle ventrée. Les armuriers se réjouissaient de ces hurlements témoins de son inextinguible appétit. Le Peworis de la légende avait, lui aussi, tari la poitrine de ses nourrices, deux géantes, pourtant. Cette fringale féroce signait sa haute origine et sa future haute destinée. S’il mangeait comme deux, c’était qu’il avait en lui, à côté de l’âme d’un forgeron, celle d’un guerrier avide de grandir très vite pour arriver au plus tôt à l’âge de combattre. Tous ces signes faisaient de lui, à sa manière, le wunderkind du wiks. Son père était aussi heureux de sa belle vigueur que des sentiments que le reste du village éprouvait à son égard.

 

 

10/06/2010

AUBE, la saga de l'Europe 228

Marc Galan 120.JPGIls ne voulaient – n’osaient ? – lui répondre. Il n’insista pas. Pewortor l’accompagnerait pendant au moins une demi-lune. Il serait malvenu de lui montrer hostilité ou mépris. Il tenta un sourire, loua la beauté et la valeur de ses armes. Le sujet n’était pas indigne d’un guerrier, et propre à rasséréner son interlocuteur.
– J’ai vu tes glaives. Peu de forgerons travaillent aussi bien, tu sais... Même à Kerdarya, il est rare d’en trouver d’aussi beaux.
Pewortor rendait mal pour mal, bien pour bien. Il fit assaut d’aménité et de courtoisie.
– J’ai fait des armes d’élite pour des guerriers d’élite. Je suis guerrier. Je sais ce dont nous avons besoin. Regarde comme j’ai eu raison. En de bonnes mains, elles ont fait des miracles. Ne t’en étonne pas. Un guerrier sait d’instinct quelle arme convient à chacun de ses compagnons.
C’était bien beau d’être poli. Plus encore d’affirmer ses droits et sa valeur. L’envoyé saurait son opinion sur les rapports entre ceux du métal et ceux qui utilisaient leur art et savoir. Il avait pu faire cette mise au point sans l'irriter. Il pousserait son avantage. Il le regarda bien en face.
– Nous avons été nombreux à tuer, homme par homme, plus de dix ennemis, de vrais guerriers, de solides gaillards. C’est notre chef Kleworegs qui en a tué le plus, moi et Yugatek ensuite, et juste après Walkwommartor... Je ne te cite que les meilleurs. C’est à dessein. Je nommerais, sinon, tous ceux partis un jour au combat. Tous savent se battre. J’ai été fier de concevoir pour chacun une belle lame.
Le sourire du messager s’étrécit. Pas du fait que le nouveau ner se soit cité de propos délibéré. Ce manque de modestie n’avait rien qui choquât. Mentionner ses exploits était une façon de se présenter, de s’identifier, d’informer. Non, l’incorrection – délibérée, commise dans un but précis et défini – qui lui faisait serrer les lèvres comme lorsqu’on les a trempées dans l’hydromel suri résidait dans la mise sur le même plan des deux artisans (“ Non, oublions que ce Pewortor l’a été ! ”)... de l'artisan et des guerriers. S’il pouvait tolérer que Pewortor s’installât entre son chef et un de ses guerriers, eu égard à son nouveau statut, il était de sa part du dernier mauvais goût d’avoir cité Faiseur de jougs avant Tueur de loups. On ne cite pas un homme portant un nom d’objet – sauf une arme – dans son patronyme avant celui portant un nom d’animal, preuve de l’ancienneté et de l’excellence de son clan. Encore heureux qu'il ne se fût cité avant son roi ! L’unique raison en était qu’il avait abattu moins d’ennemis. Il se serait sinon, sans honte, nommé d’abord.