05/02/2012

Aube, la saga de l'Europe, 295

La chasse continua. Les proies allaient l’âme en paix – leurs arrières étaient sûrs – ; les chasseurs suivaient leur piste à bride abattue – ils les rejoindraient bientôt –. Kleworegs, objet tant d’une vindicte mortelle que d’une volonté protectrice, ignorait l'une et l'autre. Il nageait dans le parfait bonheur du héros acclamé partout où il passe. Ses hôtes d’un soir étaient, dans ces terres plus actives que celles du midi, aux échanges plus fréquents, moins prodigues en viandes grasses et boissons fortes. Il pouvait enfin manger sans excès au lieu de se bourrer à s’en faire éclater la panse. Pewortor observait les armes. Ils étaient bien équipés. Les forgerons lui parlaient d’un maître qui leur avait enseigné des secrets reçus de la bouche même des dieux. Après son départ, ils s’interrogeaient. Le guerrier si curieux lui ressemblait un peu. Le jour viendrait peut-être où il répondrait à cette question, comme ils avaient répondu aux siennes.
 
À l'insu de Kleworegs, son tueur se rapprochait. Il avait l’esprit clair et joyeux. Sa discussion avec des paysans au bord de la route l’avait éclairé. Il avait beaucoup gagné sur lui. Ce n’était pas une raison pour traînasser. Il ne pourrait attaquer de front un homme de sa trempe entouré de dizaines de guerriers. Il devait étudier un plan qui lui permette de frapper un seul coup – Il n’aurait pas droit à plus –, mais décisif. Il avait besoin d’une journée au moins. Il n’aurait guère de façons d’abattre celui qu’il voulait voir mort : le tuer dans son sommeil, déjouant les sentinelles, ou se jeter sur lui, quand il se croirait en parfaite sécurité, en une attaque suicide. Toute autre l’exposerait à la mort avant d’avoir accompli sa vengeance. Après, il n'importait !
 

Il était satisfait. L’avance de son voleur fondait. Quoi d’étonnant avec deux montures ? Le rattraperait-il avant l’orée de la grande forêt ? S’il y échouait, il renoncerait à sa chasse. Il courrait tout droit prévenir Kleworegs. Il eût préféré lui amener, lié, son ennemi. Il était un homme reconnaissant. Il récompenserait qui lui avait sauvé la vie... À moins qu’il ne rie, devant la faiblesse et le jeune âge de son adversaire. Il tenait en ce cas prêtes cent légendes contant comment un serpent avait vaincu les plus grands héros, ou un aveugle abattu un roi en l’atteignant par jeu d'un trait mal placé. Il serait convaincu. Il le comblerait de dons. Oui, il devait vite capturer le petit malfrat. Cette tâche aisée lui vaudrait un précieux ami...
... Maudit soit-il pour sa bêtise ! Jamais il n’avait autant dormi – un jour où il ne fallait pas paresser – depuis plusieurs mois. Il avait calmé la douleur de sa pommette en mâchant l’herbe qui endort. À force d’en reprendre, il était tombé dans un long sommeil. Tout le terrain gagné la veille avait été perdu. Il n’était plus que grignotage de souriceau face à l’énormité du champ repris par sa cible. Il sauta sur son cheval. Les lamentations ne feraient que le retarder. Il ne lui restait qu’à prévenir celui qu’il voulait sauver.

***
 
L’année s’avançait. Le temps, à l’approche de l’hiver, se mettait au gel. Le froid ne les gênerait pas longtemps. Leur prochaine halte serait Walkwis, le grand marché à fourrures, débouché naturel de la forêt s’étendant de ses confins jusqu’à Kerdarya. Avec ses nombreuses tanneries, il exhalait une puanteur qui le signalait de loin. Une autre senteur les accueillit. Ils trouvèrent, à leur grande surprise, au lieu d’un rendez-vous de trappeurs, un bourbier couvert d’un épais brouillard de miasmes fétides. Ses rares habitants les renseignèrent. Ce malheur était tout récent. Des mouvements de terrain avaient surélevé et déplacé le lit des rivières sur les rives desquelles travaillaient les corroyeurs. Walkwis ne serait bientôt plus qu’un nom dans les mémoires, à moins qu’il ne devienne Laksis, Celui du poisson.
Ils étaient unanimes. Pas question de rester un instant de plus dans le village inondé et détruit ! Ce fut encore trop pour la moitié de la troupe. Elle ne garda de ce court séjour qu’un rhume persistant. Le nez des derniers malades coulait encore la veille de leur arrivée.
 
Maudits jumeaux de la nature ! Il était arrivé à ce qui ne serait plus jamais Walkwis. Il y avait appris le passage en flèche de sa cible. Il fulminait. Quelle malchance que l’ancien rendez-vous des trappeurs ait été envahi par les eaux ! Kleworegs y dormirait encore ou n’en serait, au pire, éloigné que d’une brève chevauchée. Au lieu de cela, il était déjà bien engagé dans la forêt, par n’importe laquelle de ces trouées au loin. Aucun de ceux capables de lui dire la bonne n'était resté. Il n’abritait plus que des vagabonds en haillons. Ils fouillaient la boue qui cachait peut-être des poteries, des bijoux, des armes. Il préféra ne pas les déranger plus longtemps. Son interlocuteur était tombé sur un filon... décevant. Des beaux tissus ne supportent pas une immersion prolongée. Il s’éloigna.

04/02/2012

Aube, la saga de l'Europe, 294

Le prêtre alla prendre le cheval par la bride. Il le lui amena. Le convoyeur flatta la tête de son ami, et sauta d’un coup sur son dos. Plusieurs guerriers, non loin, le guettaient, juchés sur leurs montures. Ils s’attendaient – l’envie l’en avait effleuré un instant devant la difficulté de l’épreuve – à ce qu’il tente de fuir. Il ne leur offrirait pas ce plaisir. Difficile n’est pas impossible. Les dieux l’aideraient. Il prit son élan.
Les sabots arrière frôlèrent la barre. Les acclamations le rassurèrent. Il avait réussi. Il avait fermé les yeux en sentant le léger choc sur le bois. Quand il les rouvrit, une petite foule l’entourait et tapotait les flancs de son cheval. Un autre groupe serrait et insultait son accusateur. Il les héla.
– Laissez-le !
Il s’avança vers lui. L’homme regardait ses doigts de pied, buté et morose. Il serait chevaleresque.
– Inutile de m’emmener à ton enclos choisir ma bête ! C’est fait. Je prendrai celle qu’on t’a volée. Je n’en veux pas d’autre.
Le marchand soupira. Il s’en tirait à bon compte. Il ne put faire moins que de lui donner d’abondantes provisions. Ses renseignements étaient bien plus rares. Le cheval bai échangé contre Albhos Ster ressemblait à des centaines, à des milliers d’autres. Qui brouille ainsi sa piste prépare un mauvais coup. Il fallait reprendre la route.
 
Il était parti depuis un bon pas du soleil. Ses côtes lui faisaient mal. Il s’arrêta un moment. Il était un peu tôt pour se coucher, mais un surcroît de repos lui ferait du bien. Son antagoniste n’avait pas épargné ses coups. Il avait été trop indulgent. Qu’est-ce qui l’avait pris de refuser le coursier qu’il lui devait ? Sa volonté de rattraper son voleur l’étonnait plus encore. N’avait-il pas eu ce qu’il voulait ? Blanche Étoile paissait à quelques pas... Et il continuait sa chasse, devenue vaine... Rien que pour se venger des coups reçus ? Non, il y avait autre chose. C’est lui qui avait suggéré à ses amis de trouver Kleworegs. Le voir, s’en faire connaître, le protéger de son ennemi, devenir en le sauvant un héros célébré, était son nouveau but. Il ne poursuivait plus son voleur, mais la gloire. Sa nouvelle cible était bien plus digne que l’ancienne. Avec quel plaisir, sinon, les aurait-il attendus !

Il avait hésité un moment entre chevaucher à petit train – Son très éventuel poursuivant avait sans doute retrouvé son ancienne monture. Il s’expliquait à coups de glaive avec son nouveau maître et les autres maquignons – et continuer sa quête. Il ne balança pas longtemps. Il devait rattraper sa cible avant sa sortie des bois entourant Kerdarya. Flâner n’était pas le meilleur moyen d’y arriver.
Sous le firmament, il se fit un lit de branchages et d’herbes. Combien lui restait-il à vivre ? Tous les rois, en faisant fête à Kleworegs, l’avaient bien retardé. Remerciés soient-ils ! Il n’aurait plus guère à attendre pour exercer sa justice.
Là-haut, tout un bestiaire sarabandait. Sek, le chasseur toujours attaché à sa proie, le menaçait de sa flèche. Son corps était ramassé à bondir. Sa main armée pointait vers Kerdarya. Si ce n’était pas une invite ! ... un ordre ! Sa victime était au bout de ce chemin. Comme le chasseur céleste, il l’atteindrait à coup sûr. Il ferma les yeux. Le temps d’après sa vengeance sanctifiée ne lui appartenait déjà plus. Il s’endormit.

03/02/2012

Aube, la saga de l'Europe, 293

« Albhe Ster ! Blanche étoile ! »  
Le nouvel arrivant avait crié. Le cheval troqué le matin même hennit et rua. Il mordit la longe qui le tenait attaché pour se délivrer et rejoindre qui l’avait appelé. Son acquéreur blêmit. Les ennuis arrivaient. Il avait eu tort de se féliciter de la naïveté du jeune vendeur, échangeant son étalon contre une bête certes robuste et rapide, mais sans rien d’exceptionnel. Il l’avait volé.
L’homme s’approchait, décidé à reprendre son bien. Il l’était tout autant à ne pas le lui rendre. Ce cheval était trop beau. Il le garderait, ou ne le troquerait qu’aux conditions que le mange-miel des contes impose dans les partages. Il se prépara à faire face.
– Dis donc, ce cheval-là m’appartient !
– T’appartenait, veux-tu dire. Il est fidèle, en tout cas. Il te reconnaît longtemps après que tu l’as abandonné.
– Qu’est-ce que tu racontes ! On me l’a volé il y a quelques jours. Tant pis pour toi, mais tu dois me le rendre. Je te fais serment que pour ce geste, je continuerai à courir sus au voleur et te ramènerai celui que tu lui as cédé.
– Tiens, tiens, on ne me l’avait encore jamais fait, ce coup-ci. Tu crois que je n’ai pas compris ! On n’aime pas beaucoup les voleurs de chevaux, ici.
– Mais tu m’insultes ! Ça, je l’aime encore moins !
Le jeune convoyeur était solide. Son coup de poing atteignit le maquignon à la pointe du menton. Il l’étendit pour le compte. L’autre se releva. Son crochet au foie jeta le convoyeur au sol, bras en croix. Il se remit sur ses pieds, s’ébroua. Ils s’agrippèrent par la tunique, s’insultèrent, échangèrent des coups.
La foule, ameutée « Eh, les gars, il y a un bourre pif au grand enclos ! » était accourue. Elle se passionnait pour la bagarre. Les adversaires semblaient de force égale. La lutte durerait. Quelqu’un s’enquit enfin de l’origine du pugilat. Il alla prévenir le bhlaghmen. Un vol de chevaux ne se règle pas à la légère.
Il arriva. Il les fit séparer. À part une pommette éclatée d’un côté, deux dents cassées de l’autre, rien de bien grave. Il les interrogea jusqu’à plus soif. Les pugilistes expliquèrent, avec force reniflements, les tenants et aboutissants de leur querelle. Le récit du marchand, certain de son bon droit, fut bref. Le convoyeur, pour prouver sa bonne foi, s’expliqua en détail et reprit l’affaire depuis le vol de sa bête dans le bien, bien petit village. Aucun n’en voulait démordre de ses prétentions. C’était au bhlaghmen d’arbitrer.
Il réfléchit. L’acquéreur avait été bien léger. Il aurait dû s’étonner de ce troc trop favorable. Il comptait gruger un naïf. L’arrivant, lui, pouvait être un voleur habile. Il s’était entendu avec un complice. Il lui avait confié son cheval à vendre. Maintenant, sous couvert de son malheur affiché, il tentait de le reprendre à son acheteur. Le jugeait-il assez crédule pour accepter de le lâcher ?
Marchand, voleur. C’était une seule et même sale engeance. Il décida de ne pas décider. Les dieux s'en chargeraient.
– L’étalon Albhos Ster a appartenu au guerrier qui le réclame, mais lui a-t-il été volé ces jours-ci ou l’a-t-il vendu il y a longtemps, et espère-t-il le récupérer par ruse et cautèle ? Il faudrait des témoins. Avant de les trouver, nous serons tous morts. Qu’il se soumette au jugement des dieux ! ...
Il se dirigea vers une haute barrière. Il se campa à sa droite.
– Si ce coursier à l’étoile blanche est tien, tu le maîtrises bien. Fais-la lui sauter. Cela n’est possible qu’avec une bête qu’on a bien en main et qui fait corps avec son cavalier. Si tu réussis, tu repars avec lui, et tu prends une bête de ton choix à ton accusateur. Sinon, il le garde, et tu lui donnes le tien. Il en sera de même si tu refuses cette épreuve. Ta réponse ?
– En doutes-tu ! ?

02/02/2012

Aube, la saga de l'Europe, 292

Le passage de Kleworegs avait fait grand bruit. Il n’eut aucune difficulté à s’enquérir de sa route. Il parvint vite à Gwowomakwelya. Si le temps des grandes foires était terminé, il y restait encore nombre de guerriers désireux de troquer leurs bêtes. Il serait sage de brouiller sa piste. Sa monture était trop reconnaissable avec son étoile blanche au milieu du front. Il s’était trop fait remarquer à demander son chemin. Son poursuivant éventuel devait être à ses trousses. Il prendrait un cheval anonyme, bon coursier, à la robe le plus neutre possible. Il trouverait sans peine troqueur.
Il parcourut des yeux les enclos. Les guerriers souhaitant céder leurs chevaux les y avaient installés. Tous le regardaient, envieux. Lui qui voulait être discret ! Il finit par trouver son bonheur. Un troupeau assez important pour que son convoyeur n’en connaisse pas bien les bêtes une par une. Il en repéra parmi elles plusieurs banales au plus haut point, à ne pouvoir les distinguer. Il y choisirait sa nouvelle monture.
Il s’approcha. Le bel étalon était une aubaine. L’échange fut vite conclu. Il profita de ces dispositions. Son vendeur lui fournit tous les renseignements qu’il désirait. Kleworegs était passé peu avant. Il pourrait le rejoindre dans la forêt entre Walkwis et Kerdarya. S’il se pressait, il le rencontrerait vite. Ils pourraient cheminer de compagnie deux jours durant.  
Il exprima sa joie de retrouver bientôt celui qu’il cherchait. Le marchand lui sourit... S’il pouvait le rappeler à son bon souvenir. Il amènerait bientôt de beaux coursiers à Kerdarya. Il serait honoré que le guerrier au Joyau vienne choisir une monture dans son cheptel. Le gamin soupira.
– Je crains que mon influence ne suffise pas !
L’étrange sourire ! Ce n’était pas son problème. Il avait fait une bonne affaire, puisse-t-elle préfigurer la journée ! Il salua le départ de son client et lui souhaita la faveur de Bhagos. Le jeune homme ne répondit pas. Il caressait la lame de son poignard.

Le vendeur faisait la sieste. Il n’avait rien troqué depuis le matin, même si des amateurs s’étaient enquis de sa nouvelle acquisition. Il avait mis la barre très haut. Aucun chaland n’avait poursuivi à l’audition du prix demandé. Ils s’étaient en revanche intéressés à d’autres bêtes. Plusieurs seraient parties ce soir.
Il se réveilla. Le vent avait chassé les nuages. Ses visiteurs allaient revenir. De nouveaux clients, cherchant une monture d’élite, se présenteraient. Pourquoi pas celui-ci, scrutant tous les enclos d’un regard acéré ? Un peu jeune, mais il avait tout de l’acheteur potentiel. Un homme qui s’y connaissait en chevaux, un client avec qui il serait bon de conserver des relations, si jamais ils faisaient affaire. Peut-être l’avant-garde d’un groupe de convoyeurs l’attendant plus loin. S’avancerait-il à sa rencontre ? Mieux valait ne pas bouger. Il serait en plus forte position pour négocier... Et à quoi bon ? Il se dirigeait vers lui.

01/02/2012

Aube, la saga de l'Europe, 291

Quelle migraine ! Les mouches à miel vrombissaient sous son crâne ; il n’arrivait pas à décoller ses paupières. Il cracha sur le bout de ses doigts et se les passa sur les yeux. Il put enfin les ouvrir. Medhwedmartor, seul solide, soulevait et lançait au loin de lourdes pierres. Tout le reste de l’escorte sortait du lourd sommeil de l’ivresse. Pourvu que les gardes du k’rawal n’aient pas suivi son mauvais exemple ! Le Joyau, entouré du respect inhérent à tout objet sacré, ne risquait rien. Mieux valait cependant que ses protecteurs restassent lucides à tout instant.
Il s’étira, se leva, gourmanda ses troupes. Des yeux s’écarquillèrent, des bouches s’ouvrirent en longs bâillements, on grogna, on grommela, mais tous furent bien vite debout.
Il avait soif. Il se fit apporter une grande outre d’eau, glacée comme la rosée du matin. Il se sentit tout de suite mieux. Le vrombissement dans sa tête décrût, disparut. Il fit jouer ses muscles. Il les sentit s’assouplir. Cette nuit d’ivresse ne laisserait pas de séquelles. Elle avait même eu du bon. Il n’avait pas eu les cauchemars qu’il redoutait après la mort du patrouilleur.
Il se dirigea vers le chariot du butin. Pewortor y avait veillé, malgré les monceaux de viande et les cruchons d’hydromel engloutis. Il fut un peu jaloux. Son nouveau ner avait tenu mieux que lui tous ces excès. Ah mais ! Il n’avait pas passé la nuit à soutenir un agonisant, lui. Plutôt une fausse excuse que reconnaître la supériorité, en force et en résistance, d’un ancien troisième caste ! Envier un forgeron n’était pas digne de son rang. Il oublia vite son souci. Il était temps de partir.
Après de longs préparatifs, ils se mirent en route. L’escorte du Joyau, à sa grande surprise, se vit entourée de sa propre escorte. Tout le village honoré de sa présence lui faisait cortège. Elle s’égrena petit à petit, mais il en restait encore quand ils parvinrent au village suivant. Cette popularité l’inquiéta. Quelle folie d’avoir jalousé Pewortor ! Si les dieux s’irritaient de toutes ces acclamations ?


***

Les convoyeurs ne se réveillèrent qu’au milieu de la matinée. Les vapeurs de l’ivresse embrumaient encore leur esprit. Entre ceux qui voyaient double et ceux qui n’en croyaient pas leurs yeux, il leur fallut un bon moment pour se mettre d’accord : il leur manquait un cheval ! ... Ce n’est qu’au début de l’après-midi qu’ils virent un rapport entre l’absence du jeune homme et la perte d’une de leurs bêtes. Le sale petit voleur avait bien choisi. La plus belle, dont ils espéraient tirer le meilleur prix. Il ne leur restait qu’à pleurer la monture enfuie, et tenter de vendre mieux les restantes pour compenser sa perte.
Le plus jeune ne l’entendit pas de cette oreille. Ce cheval était son préféré. Il avait capturé sa mère au lasso, l’avait mis au monde, s’en était occupé poulain. Même s’ils partageaient tout en parts égales, il n’entendait pas perdre la bête qu’il avait élevée. Il poursuivrait le voleur. Ils soupirèrent. Il pouvait être n’importe où. Retrouver une aiguille dans un pré serait plus facile.
– Faites ce que vous voulez ! Moi, je laisse pas tomber !
Leurs hôtes étaient emportés contre le ravisseur. Ils ne se feraient pas faute de lui indiquer tout ce qu’ils avaient pu deviner de ses intentions et de sa destination. Il alla voir le chef et attisa sa rage. L’homme lui cracha tout ce qu’il savait du misérable. Son discours indigné manquait de cohérence. Il mettait tous les faits, anodins comme importants, sur le même plan. Il écoutait tout ce fatras, essayant d’y trier ce qui pourrait servir à sa quête. Cet intérêt qui sonnait faux pour Kleworegs ! Ces mines hostiles et ces rictus quand on évoquait ses exploits ! Son voleur poursuivait Kleworegs... pas pour l’honorer, pour lui nuire. Il s'en serait, sinon, enquis sans détours.
Qui était ce Kleworegs ? Où le trouverait-il ? Par chance, il avait parlé des deux grands villages où il ferait halte. Le voyou, même à grand train, ne le rattraperait qu’un jour ou deux avant Kerdarya. Déjà plus d’une demi-journée de retard ! Quel dommage que le cheval volé soit si rapide et docile ! Enfin, il avait un petit avantage ! Il connaissait le chemin le plus direct jusqu’au grand marché à bestiaux quand l’autre perdrait son temps à chercher sa route. Ce ne serait hélas pas suffisant.
Ils discutèrent encore longtemps. Deux avaient passé le coursier aux profits et pertes. Ils s’élevaient contre son projet. Les deux autres appuyaient leur compagnon déterminé à le reprendre et à châtier son ravisseur. Il se fâcha. Chaque instant perdu, c’était un peu plus de champ donné au malfaisant... Et à défaut de vengeance, qu’ils songent au profit ! Kleworegs pourrait acheter leur troupeau. Ils se mirent d’accord. Qu’il parte à la recherche de sa bête ! Ils remontaient sur Kerdarya. Quant à lui, s’il pouvait oublier le vol et avertir le roi du danger... Sa reconnaissance valait le plus beau cheval. La suggestion était bonne, mais il ne s’y résoudrait qu’une fois récupéré son favori... Et il avait passé l’âge de recevoir des ordres, même déguisés.