06/03/2012

Aube, la saga de l'Europe, 311

AMBITIONS
 

Le regard de connivence avait fait son effet. Depuis, le regs-bhlaghmen n’avait pas perdu une occasion de le louer et d’en vanter les multiples qualités. Ténue au départ, la rumeur de ses qualités de guerrier hors du commun s’était épaissie et enflée, nuée avant la tempête... Et c’était une tempête qu’il allait faire souffler sur Aryana. Kleworegs était ambitieux, mais sans appuis. Leur tacite complicité serait son marchepied vers les sommets.  
Son bhlaghmen, dans le temple, avait instruit son supérieur de toutes ses vertus : Kleworegs le respectait et ne décidait rien sans en référer à lui. Il avait doublé les dons qu’offrait son prédécesseur, et avait été salué du beau nom de pieux l’année même de son accession au pouvoir, avant même d’avoir mené son premier raid. Oui, il était de son intérêt de le favoriser au plus haut point... Et si ces vertus ne suffisaient pas, il possédait la plus prisée du prêtre : la faveur de Bhagos. Elle était grande. Il fallait voir combien s’était répandu son renom. Jamais on n’avait été aussi rapide, aussi unanime, à suivre son avis. Il avait pris sa décision. Il n’irait pas se coucher. Il fit venir ceux du collège des grands dieux dans le temple de Dyeus. Il fallait d’urgence examiner son cas et prendre toutes mesures pour le rencontrer avant de décider, ou non, de l’appuyer.
Il argumenta longtemps dans l’obscurité percée de faibles lueurs de torches, forçant leur apathie. Ils étaient tous d’accord avec lui, prêts à profiter de ses initiatives, mais refusaient de s’engager. Qu’il se contente de leur aval ! D’autres lui demandèrent pourquoi Kleworegs avait mérité le nom de pieux. Il leur rapporta les révélations de son prêtre. Ce portrait était plus rêvé que réel. Il en reprit et en accentua tous les traits. Nul ne respectait plus les première caste, leurs visions, leurs appels, leurs décisions. Les dieux saluaient cette piété en le favorisant. Il serait vain d’aller contre leur volonté.
Il sut aussi flatter les avides. Kleworegs était plus intéressé par les beaux combats que par le pouvoir. Ce n’était peut-être pas tout à fait vrai, mais entre la gloire de Thonros et le pouvoir royal, il n’hésiterait pas. Un sanglier nourrit plus que l’ombre d’un urus. Ils discutèrent jusqu’à plus soif. Ils le verraient avant que le roi ne le reçoive pour l’élever au rang de noble aux mille bovins. S’il leur plaisait, ils lui obtiendraient bien plus.
Il désigna des amis pour juger de son état d’esprit. Il lui enverrait un messager à l’aube. Il le prendrait au saut du lit. Il partit se coucher. Bien reposé, il influencerait mieux le roi et emporterait sa décision d’aider plus que de raison le roitelet si pieux – ou de le briser à jamais, si...
À la prime, le messager vint réveiller le héros. Il était déjà levé, et repu. Un vieux rêve lui était revenu. Il avait revu son ancêtre. Son visage se reflétait, au cours de la cérémonie du passage à l’âge d’homme, dans la pierre qui entourait le cou de son chef, une pierre qui était le Joyau. Il ne fit pas attendre ceux qui l’appelaient. Ils étaient, par chance, tout près ; la pluie glacée du matin transperçait la peau.  
Au seuil de la maison du bhlaghmen, son escorte l’abandonna. Il entra. Les occupants le saluèrent. Il ne les avait qu’entr’aperçus, la veille, mais en avait senti la puissance et l’ascendant. Proches du plus grand prêtre, premiers sacrificateurs de divinités mineures ou acolytes, ils comptaient à Kerdarya. Il devait s’assurer leur soutien, s’en faire des alliés.
Il n’aurait pu mieux tomber. Influencés comme par osmose par leur chef, ils étaient tout disposés à l’écouter avec faveur s’il abondait dans leur sens. L’idée de son excellence avait, insidieuse, pénétré leur âme. Il n’avait rien à faire, qu’à prendre garde de ne pas leur déplaire. Ce n’était pas au-delà de ses moyens.
Leurs désirs étaient faciles à deviner. Ils le voulaient flagorneur. Il le fut, sans se départir un instant de son orgueil de caste. Ils ne pouvaient rêver mieux. L’un s’absenta pour revenir peu après. Il avait fait son rapport, favorable, en haut lieu. La suite le confirma. Le ton passa à la franche amabilité. Ils étaient fiers d’accueillir le loyal serviteur des dieux qui avait offert à Aryana son nouveau flambeau, réification de son unité et de sa puissance éternelle. Sa découverte, annoncée par eux, venait à point nommé restaurer la piété. Il jura les grands dieux qu’elle n’aurait meilleur défenseur. Ils continuèrent à se confier.
Il se pencha pour mieux les entendre. Ils chantaient les louanges du Joyau. Il était, dans sa blondeur, le signe vivant et tangible de leur prééminence. Ils avaient craint, un instant, de se la voir usurpée à jamais par des guerriers plus retors et ambitieux que vaillants. Ce n’était certes pas son défaut. Il entendait de plus loin. Ces mots n’étouffaient pas le cri de leur cœur. Ils désiraient reprendre toute leur ancienne puissance et la faire sentir sur Aryana et, grâce à lui, au-delà. Un pouvoir qui a vacillé et se retrouve, après l’orage, plus affermi, durcit sa nouvelle vigueur au feu de sa peur passée. Il en savait assez. Il tendit de nouveau l’oreille aux bruits sortant de leurs lèvres.

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