19/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, II-33


Reggnotis avait disparu dans la neige qui noyait tout. L'oracle barricada sa porte, et mit à flotter une bande de tissu noir, avis explicite à ne pas approcher. Il alla au plus secret du temple du Borgne, où il entreposait les poisons d'épreuves et autres drogues permettant à leur utilisateur, souvent contre sa vie, de voir l'avenir. Il piocha dans les jarres devant lui, prenant une pincée du contenu de l'une, deux de l'autre, la moitié dans une troisième, et ainsi de suite, hésitant ou en reprenant parfois. Il eut bientôt devant lui un grand nombre de plus ou moins petits tas. Il mit le tout dans une coupe, le mélangea, écrasa ensuite le mélange obtenu au mortier. Tout fut bientôt réduit à l'état d'une poudre semblable, d'aspect et de couleur, à la poussière des chemins. Il la touilla avec une eau lustrale jusqu'à la rendre fluide.
Il pria Bhagos, qui avait accepté de perdre un œil, parti vagabonder dans le monde pour apprendre toutes choses et venant lui rapporter chaque nuit tous les secrets découverts dans ses errances. La mutilation du dieu préfigurait et symbolisait celles des oracles. Eux aussi n'hésitaient pas, dans l'urgence, à se sacrifier si les leurs devaient en être favorisés. Conscient d'être un maillon d'une chaîne de prêtres qui avaient sauvé Aryana en en payant le prix, il prit son souffle, ses prières terminées. Il regarda la mixture qu'il allait avaler, au fond de sa coupe. Il ferma les yeux, l'engloutit d'un coup. Elle était d'une épouvantable amertume. Rien qu'à en sentir le goût sur sa langue, la tête lui tourna. Il se raisonna. Elle ne ferait pas effet tout de suite. Il avait le temps, si elle avait la même période de réaction que les poisons d'épreuve, de réciter dix prières et de sacrifier d’un bélier au divin Borgne. Il s'étendit.
Il était nu sur le sol de pierre. Sa tête bourdonnait, plus d'angoisse que de ses effets. Sa vue s'améliora. Ses pupilles s'élargissaient à lui manger les yeux. La nuit devint plus claire. Bientôt, les visions surgiraient... après un mauvais moment à passer, tout proche.
Déjà un fourmillement, chaque instant plus insupportable, une paralysie douloureuse, envahissaient ses membres. Ses sens s'exacerbaient au prix de sa motricité. Bientôt, les nausées arriveraient, puis les vomissements. Trop importants, il rendrait sa mixture et ne pourrait forcer les secrets des dieux ; simples nausées, il périrait empoisonné et, même favorisé d'une vision, n'aurait le temps de la rapporter... On doit être seul pour être admis auprès des dieux. Ils n'apparaîtraient pas s'il y avait un témoin. Il fut soudain pris de spasmes, crut se vider. Il planait sur un nuage de douleur. Avec lenteur, elle s'atténua, s'effaça, disparut. Il était gai, comme lorsqu'il avait bu trop d'hydromel. Voilà qu'il entendait une voix. Il tendit l'oreille. Il n'en comprenait pas un mot. Il parlait tout seul, en homme ivre. Quoi ! Les dieux ? Employer un langage aussi barbare. Il se mit à crier. Ce n'étaient pas les dieux, mais les forces mauvaises. Il fut pris de convulsions et se roula sur le sol. Ses yeux grands ouverts étaient devenus fixes. Devant lui des langues de feu, comme des glaives, se mêlaient en un furieux combat. Bientôt toutes se fondirent en une seule éblouissante flamme, plus claire que l'éclat de cent soleils. Il entendait une voix, à nouveau, mais intelligible. Il avait vu un combat entre les démons qui lui parlaient et les bonnes puissances venues à sa rescousse. Elles avaient vaincu. Il écouta leur parole : "Lève-toi ! Sors !" Il tenta de se mettre debout.

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