01/05/2009

AUBE, la saga de l'Europe 177

Il partit dormir, ou prier, à son tour. Dans le wiks, nul bruit. Au contraire de la nuit de la fête des moissons chez les Loutres, celle-ci était d’un calme de tombeau. Assommés par la riche nourriture et les boissons fortes, tous étaient rentrés dans leurs maisons ou celles de leurs hôtes pour y dormir tout leur saoul.
Le soleil était déjà levé, et haut. Les premiers héros du banquet de la veille se réveillèrent. La fête et les réjouissances étaient une belle chose, mais ils devaient préparer les prochaines. Ils prendraient toutes dispositions pour recevoir leurs voisins. Alléchés par les envoyés de Kleworegs éloquents à vanter le beau butin, la large troupe des captifs et l'immense cheptel de bovins et de coursiers rivalisant avec le vent, ils viendraient tous admirer ces biens exposés à leur convoitise et prêts à être échangés. La plupart n’auraient guère les moyens de troquer, mais s’extasier devant un beau butin était agréable, même si on devait s'en contenter. De retour chez eux, le spectacle des richesses exposées ferait le sujet de toutes les conversations des visiteurs fiers et heureux d’avoir contemplé ces preuves tangibles de l’accroissement de leur puissance. Ils feraient partager la vision des splendeurs inouïes et des plantureux troupeaux dont ils auraient encore les yeux chargés.
En raison de l’affluence supposée (On était allé, sur la foi des récits de Nerswekwos, rameuter très loin des troqueurs éventuels.), Kleworegs avait fixé le début des échanges au premier jour de Thonros suivant la prochaine pleine lune... le temps de construire un camp d’accueil pour ceux qui viendraient. Il les espérait nombreux, puissants et riches. Même s’ils vivaient dans des villages si éloignés qu’ils entendraient peut-être parler de lui pour la première fois, ils devaient venir, et repartir comblés. Il attendait. C’était pour sa gloire
Ils arrivaient. Le peu qu’ils devinaient suffisait à les ébahir et leur faire pousser des cris admiratifs. Il s’en réjouit. Que serait-ce, à l’ostension de tout le butin !

Il s’était bel et bien fourvoyé, ou on l’avait mal informé sur la direction prise par sa cible en quittant les Loutres. Personne parmi les gens si hospitaliers du village où il venait d’arriver ne connaissait le clan du Cheval ailé. Il devrait chercher plus loin au septentrion. Dans un village à trois jours de marche, ils se tenaient, à ce qu’il se disait, au courant de tout. S’ils savaient quelque chose, c’est là qu’il l’apprendrait. En signe de bonne volonté, ils troquèrent ses jambons et sa viande mal fumés, qu’ils récupéreraient ou mangeraient avant qu’ils ne se corrompent, contre des provisions qui se conservent. Elles lui permettraient d’entreprendre un long voyage. Il y fut sensible. Il les remercia, au cœur un vague fond d’amertume. Tous ces dons – il avait reçu plus qu’il n’avait offert – prouvaient leur scepticisme : Sa quête serait longue.
Longue ou non, il la mènerait à bonne fin. Il ne s'inquiéta pas. Le jour de sa vengeance arriverait. Sa cause était juste. Les dieux ralentiraient le temps au besoin.
Il repartit en mâchonnant un bout de lard. Sans enthousiasme. Il ne passait pas.

30/04/2009

AUBE, la saga de l'Europe 176

Et il y avait ce mot du patrouilleur sur un “ signe annoncé ”, sa réaction quand il avait vu la pièce majeure du butin. Il était normal qu’au vu de sa beauté, il ait tenu à avertir ses mandants au cas où ils voudraient troquer ce joyau contre un troupeau de beaux coursiers. Mais il avait à ce point pressé son messager... Et pourquoi cet honneur inouï conféré au forgeron, rien que pour s’en être emparé ? S’il lui avait parlé un peu de son raid, il aurait été plus disert. Il avait sa fierté. Il attendrait l’ouverture du grand troc pour l’interroger, à moins que l’homme de Kerdarya ne se décide à parler avant. Sans son usage de partir au combat à peine terminés les tournois, il en aurait su plus long par les prêtres allant de village en village... Pas de regrets ! Son clan vivait de butin, non d’anecdotes et de nouvelles.
Le voisin de Pewortor, qui avait fui – oui, c’est le mot – mal à l’aise devant sa joie étrange pensait lui aussi, en priant, à ces malheurs des temps anciens où luttaient dieux et démons. Si, soudain, le hideux prodige de la nuit surgissant en plein jour, comme il lui était arrivé de le craindre certains jours d’orage, survenait à nouveau ? Les hymnes disent que toute chose se répète. Le chef forgeron ou sa lignée, commandant à la nuit, reviendrait à la tête de cent mille démons. “ Quand l’ordre du monde sera brisé... ” ... Ce parvenu et son fils brisaient cet ordre, comme l’irruption de la ténèbre en plein midi. L’ancien chaos et la lutte des démons acharnés contre les dieux lui avaient donné naissance. Si le démon qui possédait son corps s’élevait contre les neres, quel monde naîtrait ?
Le prêtre avait fini son oraison. Il donna congé à tous et resta seul dans la nuit. Pourquoi chez tous ceux qui l’avaient entouré pour la prière cette palpable tension ? Il se réjouit de la ferveur angoissée avec laquelle ils avaient imploré le ciel. Toutes les générations avant eux avaient prié ainsi. Le malheur que leurs invocations révoquaient n’était jamais survenu. Il fallait penser à celle qui viendrait, à celle qui la suivrait, à toutes les autres... et avoir envers elles la même sollicitude que les premières leur avaient montrée. C’était ces actes de dévotion qui lui faisaient barrage. Ils constituaient un obstacle et un repoussoir à cette abomination qui en entraînerait bien d’autres.
Il tomba à genoux. Il ferma les yeux. Il eut, sous ses paupières, la vision de ce moment maudit. Il vit arriver le jour où Akmon supplantait, ne serait-ce qu’un instant, Dyeus ; le jour où, comme disent les prophéties, l’astre couleur de nuit, au plus fort de la brillance du soleil, le dévorait et le recrachait. Sa lignée ne le verrait pas, et il viendrait pourtant bientôt. Bientôt... Que veut dire bientôt au regard des dieux, pour qui un jour est plus court que le vol d’une flèche ou plus long que la vie d’un vieillard chargé d’ans, à leur gré ? Qu’importe, la simple perspective entrevue suffisait à geler son cœur.
Sa lignée serait-elle plus malheureuse de disparaître, où d’assister à la fin d’Aryana évoquée par la prophétie ? Il demanderait à ses ouailles de prier Dyeus, encore, toujours. Tant qu’un des siens l’implorait, un même jour continuait. Oui, il fallait prier. Cela retarderait à jamais le bientôt.

29/04/2009

AUBE, la saga de l'Europe 175

Et il y avait ce mot du patrouilleur sur un “ signe annoncé ”, sa réaction quand il avait vu la pièce majeure du butin. Il était normal qu’au vu de sa beauté, il ait tenu à avertir ses mandants au cas où ils voudraient troquer ce joyau contre un troupeau de beaux coursiers. Mais il avait à ce point pressé son messager... Et pourquoi cet honneur inouï conféré au forgeron, rien que pour s’en être emparé ? S’il lui avait parlé un peu de son raid, il aurait été plus disert. Il avait sa fierté. Il attendrait l’ouverture du grand troc pour l’interroger, à moins que l’homme de Kerdarya ne se décide à parler avant. Sans son usage de partir au combat à peine terminés les tournois, il en aurait su plus long par les prêtres allant de village en village... Pas de regrets ! Son clan vivait de butin, non d’anecdotes et de nouvelles.
Le voisin de Pewortor, qui avait fui – oui, c’est le mot – mal à l’aise devant sa joie étrange pensait lui aussi, en priant, à ces malheurs des temps anciens où luttaient dieux et démons. Si, soudain, le hideux prodige de la nuit surgissant en plein jour, comme il lui était arrivé de le craindre certains jours d’orage, survenait à nouveau ? Les hymnes disent que toute chose se répète. Le chef forgeron ou sa lignée, commandant à la nuit, reviendrait à la tête de cent mille démons. “ Quand l’ordre du monde sera brisé... ” ... Ce parvenu et son fils brisaient cet ordre, comme l’irruption de la ténèbre en plein midi. L’ancien chaos et la lutte des démons acharnés contre les dieux lui avaient donné naissance. Si le démon qui possédait son corps s’élevait contre les neres, quel monde naîtrait ?
Le prêtre avait fini son oraison. Il donna congé à tous et resta seul dans la nuit. Pourquoi chez tous ceux qui l’avaient entouré pour la prière cette palpable tension ? Il se réjouit de la ferveur angoissée avec laquelle ils avaient imploré le ciel. Toutes les générations avant eux avaient prié ainsi. Le malheur que leurs invocations révoquaient n’était jamais survenu. Il fallait penser à celle qui viendrait, à celle qui la suivrait, à toutes les autres... et avoir envers elles la même sollicitude que les premières leur avaient montrée. C’était ces actes de dévotion qui lui faisaient barrage. Ils constituaient un obstacle et un repoussoir à cette abomination qui en entraînerait bien d’autres.
Il tomba à genoux. Il ferma les yeux. Il eut, sous ses paupières, la vision de ce moment maudit. Il vit arriver le jour où Akmon supplantait, ne serait-ce qu’un instant, Dyeus ; le jour où, comme disent les prophéties, l’astre couleur de nuit, au plus fort de la brillance du soleil, le dévorait et le recrachait. Sa lignée ne le verrait pas, et il viendrait pourtant bientôt. Bientôt... Que veut dire bientôt au regard des dieux, pour qui un jour est plus court que le vol d’une flèche ou plus long que la vie d’un vieillard chargé d’ans, à leur gré ? Qu’importe, la simple perspective entrevue suffisait à geler son cœur.
Sa lignée serait-elle plus malheureuse de disparaître, où d’assister à la fin d’Aryana évoquée par la prophétie ? Il demanderait à ses ouailles de prier Dyeus, encore, toujours. Tant qu’un des siens l’implorait, un même jour continuait. Oui, il fallait prier. Cela retarderait à jamais le bientôt.

28/04/2009

AUBE, la saga de l'Europe I-174


Cette nuit, la prière s’élevait, bien haut, vers la voûte où chaque lueur était une brèche minuscule forée par le dieu jour. Chacun savait que la force de ses mots, s’ajoutant à l’effort divin, la fendillerait, la rongerait, la dissoudrait. C’était cette aide infime des hommes qui, combinée à la vigueur du dieu clair, brisait ou érodait la pierre noire, semblable à une dalle de tombeau, qui enfermait sa puissance. Il les avait désignés pour l’appuyer dans cette tâche toujours renouvelée. C’était leur honneur et leur fardeau. Qu’ils en soient indignes et laissent la nuit envahir le domaine de leur père Dyeus, ils ne mériteraient plus d’être un seul peuple à son service. Ils devraient alors régner sur toute la terre, chacun de leur côté, pour redevenir ses fils... Ce serait leur nouvelle mission, qui leur permettrait de pouvoir un jour, après la faute, se dire à nouveau enfants du jour.
Kleworegs y pensait, serrant son glaive. Il trouvait dans cette malédiction un espoir. C’était comme la punition du guerrier qui retrouve par son courage le statut qu’il a perdu, et dont la gloire, trempée au feu de l’épreuve, resplendit après la honte. Et si – non, ce n’était pas un blasphème – les héros chantés dans les hymnes ancestraux avaient été eux aussi les fils d’un antique châtiment. Le sort qui attendait Aryana impie ressemblait fort à celui qui continuait à frapper les terres foraines, celui du monde aux temps immémoriaux où le vice et la vilenie le régissaient, où le chaos semait le trouble et mêlait tout en un magma informe. Tel serait Aryana si elle péchait... Et comme ces dieux et ces héros avaient remis l’ordre sur terre et chassé les forces mauvaises, des guerriers se lèveraient pour laver sa honte et devenir, aux yeux de leurs descendants, aussi grands que ceux jusqu’où ils avaient voulu se hausser. Le monde serait, comme dans les temps de la création, semblable au sortir d’une jarre renversée, jusqu’à ce que dieux et héros naissent de son sol et établissent un monde meilleur, dont elle était le fleuron.
Ces temps de confusion avaient été une pépinière d’êtres au-dessus des hommes par le courage et la force. Il s’en savait pourvu à l’envi. Il ne souhaitait pour rien au monde la fin d’Aryana, mais plus que tout, maintenant qu’il avait un fils, devenir un de ces héros que tout roi revendique pour ancêtre. Au contraire de ceux-ci, qui avaient reconstruit sur des décombres, il bâtirait sa gloire en grandissant la gloire de sa nation. Il serait le premier à faire l’objet d’une vraie épopée de son vivant. Quel honneur pour sa lignée quand les siens diraient à ceux qui écouteraient les diseurs sacrés : “ Nous connaissons cet homme ! Il est notre roi ! ”

27/04/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, I-173


Même les plus ivres, qui avaient hoqueté entre chaque mot lors de leurs récits, la psalmodièrent sans la moindre erreur ni hésitation. L’eussent-ils été dix fois plus qu’ils n’en eussent pas manqué un mot. Elle avait prouvé son efficacité. Nul n’aurait songé à en changer une parole, non plus qu’à oublier de se la réciter avant de tomber dans le sommeil. Ceux d’Aryana avaient, depuis que le monde était monde, prié avec une piété et une ferveur suffisante. Le jour avait toujours, aussi loin qu’allait la mémoire, répondu à la supplique de ses adorateurs. Il n’avait jamais manqué de déchirer l’obscurité pour réapparaître aux yeux de ses suppliants.
Les prêtres, qui dirigeaient cette prière nocturne, appréciaient leur piété. L’alternance du jour et de la nuit serait assurée. Mais avant que l’on ne connaisse cette invocation et que le peuple ne se soit répandu sur la terre, ce n’avait pas toujours été le cas. Dans les âges très anciens, il était arrivé que Dyeus voilât longtemps sa face, tandis que le froid, frère juré des plus noires ténèbres, venait glacer corps et âmes. Ces temps, grâce à la multitude des fils et servants du dieu jour, étaient révolus, et le resteraient tant qu’ils suivraient la voie droite. Mais malheur à eux s’ils laissaient croître et prospérer en leur sein blasphème et impiété. Des voyageurs, venus de plus loin qu’on ne peut concevoir, leur avaient conté qu’ils avaient ouï dire qu’Akmon, le firmament, était venu défier Dyeus en plein jour et l’avait tenu en échec un moment. Ils avaient rameuté toutes leurs ouailles pour qu’ils le redisent et, à l’entendre, tous avaient frémi. Le cataclysme avait beau avoir frappé des terres où Dyeus n’était point adoré, il préfigurait ce qui pourrait arriver, même en Aryana, si la loi divine était insultée. Alors, Aryana n’existerait plus, ceux du nord se défieraient de ceux du midi, les tribus se combattraient ou se refuseraient leur alliance, chaque clan, persuadé de sa piété et de la forfaiture des autres, s’en éloignerait... Pour combien de générations, pour quelles guerres fratricides ? Il n’y fallait pas penser et prier, très fort, et respecter l’ordre divin.