28/04/2009

AUBE, la saga de l'Europe I-174


Cette nuit, la prière s’élevait, bien haut, vers la voûte où chaque lueur était une brèche minuscule forée par le dieu jour. Chacun savait que la force de ses mots, s’ajoutant à l’effort divin, la fendillerait, la rongerait, la dissoudrait. C’était cette aide infime des hommes qui, combinée à la vigueur du dieu clair, brisait ou érodait la pierre noire, semblable à une dalle de tombeau, qui enfermait sa puissance. Il les avait désignés pour l’appuyer dans cette tâche toujours renouvelée. C’était leur honneur et leur fardeau. Qu’ils en soient indignes et laissent la nuit envahir le domaine de leur père Dyeus, ils ne mériteraient plus d’être un seul peuple à son service. Ils devraient alors régner sur toute la terre, chacun de leur côté, pour redevenir ses fils... Ce serait leur nouvelle mission, qui leur permettrait de pouvoir un jour, après la faute, se dire à nouveau enfants du jour.
Kleworegs y pensait, serrant son glaive. Il trouvait dans cette malédiction un espoir. C’était comme la punition du guerrier qui retrouve par son courage le statut qu’il a perdu, et dont la gloire, trempée au feu de l’épreuve, resplendit après la honte. Et si – non, ce n’était pas un blasphème – les héros chantés dans les hymnes ancestraux avaient été eux aussi les fils d’un antique châtiment. Le sort qui attendait Aryana impie ressemblait fort à celui qui continuait à frapper les terres foraines, celui du monde aux temps immémoriaux où le vice et la vilenie le régissaient, où le chaos semait le trouble et mêlait tout en un magma informe. Tel serait Aryana si elle péchait... Et comme ces dieux et ces héros avaient remis l’ordre sur terre et chassé les forces mauvaises, des guerriers se lèveraient pour laver sa honte et devenir, aux yeux de leurs descendants, aussi grands que ceux jusqu’où ils avaient voulu se hausser. Le monde serait, comme dans les temps de la création, semblable au sortir d’une jarre renversée, jusqu’à ce que dieux et héros naissent de son sol et établissent un monde meilleur, dont elle était le fleuron.
Ces temps de confusion avaient été une pépinière d’êtres au-dessus des hommes par le courage et la force. Il s’en savait pourvu à l’envi. Il ne souhaitait pour rien au monde la fin d’Aryana, mais plus que tout, maintenant qu’il avait un fils, devenir un de ces héros que tout roi revendique pour ancêtre. Au contraire de ceux-ci, qui avaient reconstruit sur des décombres, il bâtirait sa gloire en grandissant la gloire de sa nation. Il serait le premier à faire l’objet d’une vraie épopée de son vivant. Quel honneur pour sa lignée quand les siens diraient à ceux qui écouteraient les diseurs sacrés : “ Nous connaissons cet homme ! Il est notre roi ! ”

27/04/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, I-173


Même les plus ivres, qui avaient hoqueté entre chaque mot lors de leurs récits, la psalmodièrent sans la moindre erreur ni hésitation. L’eussent-ils été dix fois plus qu’ils n’en eussent pas manqué un mot. Elle avait prouvé son efficacité. Nul n’aurait songé à en changer une parole, non plus qu’à oublier de se la réciter avant de tomber dans le sommeil. Ceux d’Aryana avaient, depuis que le monde était monde, prié avec une piété et une ferveur suffisante. Le jour avait toujours, aussi loin qu’allait la mémoire, répondu à la supplique de ses adorateurs. Il n’avait jamais manqué de déchirer l’obscurité pour réapparaître aux yeux de ses suppliants.
Les prêtres, qui dirigeaient cette prière nocturne, appréciaient leur piété. L’alternance du jour et de la nuit serait assurée. Mais avant que l’on ne connaisse cette invocation et que le peuple ne se soit répandu sur la terre, ce n’avait pas toujours été le cas. Dans les âges très anciens, il était arrivé que Dyeus voilât longtemps sa face, tandis que le froid, frère juré des plus noires ténèbres, venait glacer corps et âmes. Ces temps, grâce à la multitude des fils et servants du dieu jour, étaient révolus, et le resteraient tant qu’ils suivraient la voie droite. Mais malheur à eux s’ils laissaient croître et prospérer en leur sein blasphème et impiété. Des voyageurs, venus de plus loin qu’on ne peut concevoir, leur avaient conté qu’ils avaient ouï dire qu’Akmon, le firmament, était venu défier Dyeus en plein jour et l’avait tenu en échec un moment. Ils avaient rameuté toutes leurs ouailles pour qu’ils le redisent et, à l’entendre, tous avaient frémi. Le cataclysme avait beau avoir frappé des terres où Dyeus n’était point adoré, il préfigurait ce qui pourrait arriver, même en Aryana, si la loi divine était insultée. Alors, Aryana n’existerait plus, ceux du nord se défieraient de ceux du midi, les tribus se combattraient ou se refuseraient leur alliance, chaque clan, persuadé de sa piété et de la forfaiture des autres, s’en éloignerait... Pour combien de générations, pour quelles guerres fratricides ? Il n’y fallait pas penser et prier, très fort, et respecter l’ordre divin.

26/04/2009

AUBE, SAGA DE L'EUROPE, I-172


Après la cérémonie, une grande fête eut lieu. Autour des tombes où on avait enterré les cuirasses des héros, un banquet avait commencé. En festoyant sur cette terre sacrée où reposaient plusieurs générations de guerriers, on y associait le clan tout entier, morts et vivants. Et autant pour impressionner ses voisins que pour permettre à ses ancêtres de se réjouir de sa bravoure et de constater que leur fils était digne de leur sang, le moindre de l’expédition y allait, à pleine voix, de son récit. À la différence de l’après-midi, ils pouvaient les clamer. Ils ne s’en privaient guère. À chaque instant, l'un d'eux, pris d’une soudaine et irrépressible impulsion, levait la corne ou le cruchon d’hydromel ou de cervoise, liqueur ambrée et mousseuse des paysans.
À force de rasades et de lampées, ces liqueurs leur tournaient la tête. À partir d’un nombre variable, mais toujours élevé, de gorgées, ils ne contenaient plus leur envie de faire étalage de leurs exploits et d’en conter tous les détails. C’était à qui aurait accompli les prouesses les plus hautes, massacré le plus d’ennemis. L'un prétendait en avoir tué dix, il s’en trouvait tout de suite un autre, à côté ou autour d’un feu proche, pour surenchérir. À force de les entendre se renvoyer la balle en récits épiques, on aurait pu croire, à la fin de la soirée et du festin, qu’ils avaient à eux seuls débarrassé la Terre de tous ses Muets, devenus, par la magie du verbe, plus nombreux que les étoiles. Si les captifs, en cette occasion, avaient été admis à les servir et avaient pu les comprendre, ils ne se seraient pas reconnus, fils d’un ensemble disparate de clans ou de petites bandes au faible effectif, vivant d’élevage bon an, de rapines plus ou moins fructueuses mal an, dans cette multitude de loups furieux gorge déployée pour tout engloutir. Ils s’en seraient peut-être réjouis. Un peuple n’est pas vaincu quand ses ennemis en gardent un tel souvenir.
De corne en cruche, d’exploits mémorables en prouesses inimitables, la nuit était tombée, profonde. L’heure était venue de se séparer et de prendre congé jusqu’au matin. En dépit des rixes où ils s’étaient affrontés, des défis qu’ils s’étaient lancés, de l’ivresse qui serrait leur tête dans son étau, ils s’unirent dans l’invocation à Dyeus Pater, ciel diurne père, afin qu’il renaisse et revienne chasser les ténèbres qui obscurcissaient la terre :
– Dyeou, pater nosom...
Ciel du jour, notre père au nom béni
Reviens-nous demain comme tu étais là hier
Féconde les récoltes
Donne-nous la nourriture du jour à venir
Que ton nom soit sanctifié ! Ô toi qui favorises tes fidèles et leurs sacrifices.

25/04/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, I-0171


Le prêtre en second, le plus âgé des aides du bhlaghmen, avait mis tout son zèle à accueillir son fils au sein du clan, dans un rituel d’une longueur inusitée en raison du rang de son père ; le bhlaghmen, ensuite, avait dit son grand plaisir et sa vive satisfaction à accueillir les fils de son roi et de l’autre guerrier à la longue lignée ; le prêtre le moins élevé du wiks fit sur le front, le cœur et le sexe du fils du forgeron les signes rituels en montrant un notoire dégoût. Il n’avait pas digéré que Peworis soit un guerrier. Que leur clan avait-il fait aux dieux pour qu’ils aient fait désigner, par la bouche d’un envoyé du conseil royal, leur forgeron comme ner ? Hélas, ils l’avaient voulu, et puisqu’ils avaient permis qu’un producteur soit élevé au-dessus de son statut, il ne pouvait refuser de l’oindre. C'était du bout des doigts... Rien ne l'obligeait à le faire de bon cœur. Son sentiment était partagé par ses pairs. Il en fit un copieux étalage. (“ Vous me faites faire un sale boulot. Ne récriminez pas si je le fais salement. ”)
Pewortor fulminait. Le bhlaghmen avait, sitôt reçu le deuxième guerrier, abandonné l’autel de l’accueil et s’était fait remplacer. Le comportement de ce néophyte peu éveillé et morne exacerba son déplaisir. Il continuait à prendre tous les neres à témoin de son malheur. Avoir écopé d’une corvée si indigne de son rang ! (“ Oui, je suis encore un gamin, mais ça ne justifie pas une telle disgrâce ”). Au milieu de tous les guerriers souriant en complicité tacite, il repassait dans sa tête tous les détails de sa conduite et l’attitude de ses nouveaux égaux. Il n’était pas du tout honoré de la réception faite à son fils. Il en fut cependant bien moins contrit qu'ils ne l’espéraient. Ils lui avaient manqué une fois de trop. Leur parjure était patent. Les dieux ne lui tiendraient pas rigueur de ne pas respecter sa part du serment.
Trop heureux d’être délié des chaînes sacrées qu’il s’était forgées, il remercia le prêtre insolent, qui en bégaya. Il faillit éclater de rire. Il n’avait jamais vu un museau aussi ébahi et stupéfait. S’ils en avaient été tentés un instant, les autres neres renoncèrent à mettre ce merci sur le compte d'une servilité innée. Son expression de joie n’avait rien de bas. Il pensait à ce serment, qu’il romprait à la première occasion qui se présenterait (et sinon, il irait la chercher). Son visage reflétait la force de sa volonté. Son voisin le regarda. Ceux des forges ont commerce avec les funestes dieux chthoniens. Il frissonna. Non, il ne devait pas y penser. C’était fête et liesse aujourd’hui. Il fuit vers un groupe de manieurs d’armes commençant déjà à se gorger d’hydromel.
Quelques pas derrière, Pewortor le suivit. Il allait lui aussi, toute honte bue, se goberger. La répugnance des autres neres n’y pouvait plus rien. L’essentiel était fait. Un forgeron pouvait être guerrier, être reconnu de naissance guerrière, vivre et se marier (même si l’on réservait à son fils un laideron ou la fille d’un poltron) dans leur classe. L’exception deviendrait bientôt la règle, en dépit des réticences et des combats d’arrière-garde... Un jour, son fils assurerait la nouvelle fortune des armuriers... Au prix de quels dangers ? Il ne devait y penser. L’hydromel l’attendait. Il noierait cette angoisse.

24/04/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, I-170


Il regarda le bhlaghmen. Il avait confié son fils à son premier acolyte, en retrait, et psalmodiait ses invocations. Il dédiait la bête de sacrifice aux âmes des morts. Qu’elles viennent conforter de leur courage ceux qui tenteraient un jour de les égaler ou de les surpasser au combat !
Comme pour appuyer ses paroles, le bovin, après le nom de chaque dieu ou homme, meuglait. Il tressaillit. Le meuglement qui avait suivi celui de son fils n’avait pas la même tonalité, sinistre. La victime, appartenant déjà au monde divin, voyait plus loin que les mortels. Elle le saluait en héros quand ils restaient aveugles à sa gloire future.
Les invocations avaient pris fin. Le bhlaghmen avait pris et levait au-dessus de sa tête la masse consacrée. Le sacrifice du taurillon, dont le corps brûlerait en l’honneur des dieux et des morts, était proche. Pewortor jeta un coup d’œil vers ses anciens frères. Ils arboraient une identique moue. Le prêtre pourrait utiliser le glaive de bronze à la pointe acérée ! L’enfonçant d’un coup sec et précis entre les épaules, il couperait les artères irriguant la tête des victimes. Fallait-il qu’il haïsse le métal pour préférer les abattre avec cet énorme bloc de pierre symbole du marteau de Thonros. Le dieu n’hésiterait pas, plutôt que de l’asséner sur le crâne de ses ennemis, à les frapper de l’airain étincelant. Il sourit derrière son dos. C’était très gratifiant d’assommer le bovin que sa domestication avait rendu minuscule, bien que toujours puissant, avec la masse. Que ferait-il, en main son arme dérisoire, face à l’urus, le gibier noble par excellence, qui se forçait à l’épieu ? Il ferait beau voir qu’il se laissât tuer avec la même passivité.
Le sacrificateur frappa. Sous le coup, qui retentit dans le silence, le taureau s’affaissa sur les genoux, puis roula sur le flanc. Avec sa lame d’obsidienne, prise à des Muets pilleurs de caravanes troquant avec les pays du midi lointain, il l’ouvrit de la gorge au pubis. Il en extirpa le foie et le mit à brûler sur le plus grand autel. C’était la part des dieux célestes. Il en retira ensuite le cœur. Il se carboniserait sur l’autel de Thonros. Pour finir, il coupa les testicules. Les jumeaux de la fécondité en feraient leurs délices. L’animal serait ensuite découpé et distribué, en communion, à tout le clan. Même les morts, à qui il avait été immolé, en auraient leur part, enterrée dans leurs tombes avec des pots du plus fin hydromel.
Ce rite terminé, les guerriers contèrent l’affaire du sacrifice chez les Loutres. Ils se gaussaient sans retenue. Dire qu’ils avaient craché dans leur bière ! Ils auraient dû y pisser. Les rires fusèrent, pour redoubler quand un des plus facétieux du clan se mit à réciter, en prenant les poses des diseurs qui vont de tribu en tribu chanter les grandes épopées, la satire qu'ils avaient finie à l’insu des première caste. Cette pause n’allait pas s’éterniser. Le prêtre réclama le silence. Il restait à accomplir les rites d’introduction des nouveau-nés dans la caste et la tribu qui seraient leurs pour l’éternité. Le clan aurait alors trois nouveaux guerriers en qui vivraient ses récents morts au combat. Ce serait le signal de la grande ripaille. Le calme se fit enfin. Les cérémonies allaient commencer.

Faisant se refléter le soleil sur les arêtes de sa lame, il contemplait son poignard. Il caressa, avant de la remettre au fourreau, la coupante feuille lancéolée qui arracherait la vie de son ennemi. Le tranchant en était bien affûté, la pointe aiguë, prêts à tailler et à pénétrer.
Il embrassa son arme. Elle était de pierre. Une bonne chose. Cela convient mieux aux sacrifices.