21/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, II-35

– Qu'il fait noir ! Il y a-t-il quelqu'un à côté de moi ? Je dois annoncer les paroles des dieux.
Reggnotis, à son chevet et aussi bien éclairé que possible par les deux torches autour du lit, gémit. Le vieillard, pour avoir vu ce qu'aucun mortel n'est admis à contempler, avait été frappé de cécité. Il prit sa main. C’était entre ses doigts comme un morceau de bois. Tordue dans une position grotesque, elle ne réagissait à rien, contractée à jamais par une crampe. Son pied gauche et l'autre main étaient eux aussi déformés. Ses yeux étaient morts, ses bleus gonflés. L'oracle le bouscula :
– Appelle le premier prêtre, va le chercher, vite. Je peux rester seul un moment.
Le regs bhlaghmen avait su que le grand Oracle avait tenté d'avoir – et sans doute, au vu de son état, avait eu – une vision. Il attendait à la porte son réveil. Reggnotis n'eut qu’à le faire entrer. L'augure, entendant son élève, le tança. Quoi, pas encore parti ! Le premier prêtre répondit à sa place. Il ne perdit pas un instant :
Reg bhlaghmen e, écoute. Les dieux, jaloux de ce que j'ai osé jeté un regard dans leur domaine, me prendront bientôt. Ils m'ont averti. Seul sera digne de mener le Printemps Sacré le roi de guerre qui trouvera un joyau semblable à de la lumière solide, tenant prisonnier en son sein le mal et la noirceur, et pris de vive force à l'ennemi. Tu en diras moins. Parle d'un signe, d'un joyau encore jamais vu à ce jour, mais dont seuls les prêtres sauront deviner l'origine divine. Parce qu'il sera pris de vive force à l'ennemi, il nous permettra de trouver un héros. Parce qu'il faudra pour le trouver la faveur de Bhagos, ce héros sera pieux et soumis aux dieux et à leurs représentants. Fais-le savoir à tous les messagers, qu'ils le proclament partout. Que chacun, à moins qu'il ne soit déjà parti, le sache avant la saison des combats.
Il avait mis un temps fou. Il se tournait à chaque instant vers eux... Si ses yeux, juste endormis, se réveillaient et les apercevaient ? Il ne pouvait guère l'espérer. Et comment ne trouverait-il pas la terre mesquine ? Dans son séjour par effraction chez les dieux, il avait admiré tant de splendeurs flamboyantes. Qu'ils lui aient ôté la vue était plutôt une faveur. Son seul souci devait être d'enseigner à son successeur certains secrets qu'un seul vivant doit savoir, non de contempler le monde. Cette perte l'aiderait à accomplir ce devoir.
Il fit ainsi. De la fin de cette saison froide à ses derniers jours, il l'avait formé malgré la lèpre sacrée qui le dévorait. Son nez et son visage s'étaient gangrenés ; ses doigts, phalange après phalange, livides, étaient tombés comme fruits trop mûrs. Noirs, tels des branches mortes, et finissant comme elles, ses membres s'étaient détachés de son corps. Reggnotis suivait sa maladie. Les dieux le reprenaient morceau par morceau. Il se plaignait d'être brûlé par un feu dévorant. À raison. Les membres perdus semblaient du bois bien sec et à demi consumé. Enfin, un jour, il avait cessé de respirer. Il s'en souviendrait à jamais. C'était le jour où un messager avait annoncé qu'un guerrier – Kleworegs du Cheval ailé – arrivait avec le Joyau. Il avait pleuré sur son maître. Il n'aurait pas la joie de voir sa prophétie accomplie.

A PARTIR DE DEMAIN : LE 1er CHAPITRE DU LIVRE III

20/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, II-34

Ses jambes ne le portaient plus. Il trembla, saisi en même temps d'une irrépressible joie. S'il se levait malgré la douleur, en dépit de la montagne pesant, lourde comme le monde, sur ses épaules, il aurait la révélation que tous attendaient. Soudain, il fut oiseau. Plus rien ne le retenait à la terre. Il avança, comme en un rêve. Il parvint, dans l'indécise lueur du matin, claire pour lui, pupilles dilatées, comme le plein midi, à l'entrée du sanctuaire. De lourds glaçons pendaient à son toit. Il leva la tête vers le soleil. Faisant obstacle entre l'œil de Dyeus et son regard, un énorme bloc de glace, retenu par un fil d'araignée, était près de tomber à tout instant. La neige avait entraîné la toile. Elle formait, toute bouchonnée, une tache sombre au cœur du glaçon immaculé, baigné par les rayons d'un soleil naissant et les réfractant.
À ses yeux éblouis, à ses sens exacerbés, le bloc de glace apparut tout autre. C’était une gemme incandescente, aux mille feux, un signe dont le favorisaient les dieux. Il contemplait ce petit soleil, ne voyait que lui. Il urina soudain, sans s'en rendre compte, dans la neige devant le seuil… C'était les rayons de la pierre magique qui la faisaient fondre. Il y vit un signe. Porteurs de ce joyau ou de son esprit, les siens s'enfonceraient sans crainte vers les terres sinistres, si longtemps le royaume du froid, de la neige, du frimas. Les éléments hostiles s'écarteraient devant leurs pas triomphants.
Il avança la main pour saisir le joyau. D'un coup, tout devint noir. Sa vue revint. Le glaçon avait chu. Il ne le chercha pas. À quoi bon ? Les dieux l'avaient envoyé, les dieux l'avaient repris. Eux seuls savaient où il était... Mais ils lui avaient dit qui serait digne de mener le prochain Printemps Sacré : qui le trouverait.
Il tomba. Il ne parlerait que le lendemain.
Reggnotis le retrouva au matin sur son seuil, baignant dans sa pisse et son vomi. Il dormait du sommeil de l'ivrogne... S’il ne se réveillait plus jamais, ou si les dieux lui avaient clos les lèvres ! Quelle pitié de le voir ainsi, transi, visage tout griffé ! Il y avait des traces de peau sous ses ongles ; son épiderme, en certains endroits, était noir violacé, comme si du sang près de sourdre de sa peau s'y était accumulé. Il le prit dans ses bras, avec grand respect, le porta à l'intérieur.
Il le lava. Malgré sa peau arrachée et ses bleus, il reprit figure humaine. Il n'irait encore prévenir personne. Il avait besoin de repos. Il avait forcé la porte de la caverne où les dieux cachent leurs secrets. Ce serait bien temps à son réveil. Il guettait : ("Dans quel état il est... Et moi, peut-être, un jour !" ). Rien, sauf un léger ronflement, ne le distinguait d'un cadavre. Enfin, il remua. Il articula – avec quelle peine ! – quelques mots. Ils frappèrent Reggnotis au cœur :

19/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, II-33


Reggnotis avait disparu dans la neige qui noyait tout. L'oracle barricada sa porte, et mit à flotter une bande de tissu noir, avis explicite à ne pas approcher. Il alla au plus secret du temple du Borgne, où il entreposait les poisons d'épreuves et autres drogues permettant à leur utilisateur, souvent contre sa vie, de voir l'avenir. Il piocha dans les jarres devant lui, prenant une pincée du contenu de l'une, deux de l'autre, la moitié dans une troisième, et ainsi de suite, hésitant ou en reprenant parfois. Il eut bientôt devant lui un grand nombre de plus ou moins petits tas. Il mit le tout dans une coupe, le mélangea, écrasa ensuite le mélange obtenu au mortier. Tout fut bientôt réduit à l'état d'une poudre semblable, d'aspect et de couleur, à la poussière des chemins. Il la touilla avec une eau lustrale jusqu'à la rendre fluide.
Il pria Bhagos, qui avait accepté de perdre un œil, parti vagabonder dans le monde pour apprendre toutes choses et venant lui rapporter chaque nuit tous les secrets découverts dans ses errances. La mutilation du dieu préfigurait et symbolisait celles des oracles. Eux aussi n'hésitaient pas, dans l'urgence, à se sacrifier si les leurs devaient en être favorisés. Conscient d'être un maillon d'une chaîne de prêtres qui avaient sauvé Aryana en en payant le prix, il prit son souffle, ses prières terminées. Il regarda la mixture qu'il allait avaler, au fond de sa coupe. Il ferma les yeux, l'engloutit d'un coup. Elle était d'une épouvantable amertume. Rien qu'à en sentir le goût sur sa langue, la tête lui tourna. Il se raisonna. Elle ne ferait pas effet tout de suite. Il avait le temps, si elle avait la même période de réaction que les poisons d'épreuve, de réciter dix prières et de sacrifier d’un bélier au divin Borgne. Il s'étendit.
Il était nu sur le sol de pierre. Sa tête bourdonnait, plus d'angoisse que de ses effets. Sa vue s'améliora. Ses pupilles s'élargissaient à lui manger les yeux. La nuit devint plus claire. Bientôt, les visions surgiraient... après un mauvais moment à passer, tout proche.
Déjà un fourmillement, chaque instant plus insupportable, une paralysie douloureuse, envahissaient ses membres. Ses sens s'exacerbaient au prix de sa motricité. Bientôt, les nausées arriveraient, puis les vomissements. Trop importants, il rendrait sa mixture et ne pourrait forcer les secrets des dieux ; simples nausées, il périrait empoisonné et, même favorisé d'une vision, n'aurait le temps de la rapporter... On doit être seul pour être admis auprès des dieux. Ils n'apparaîtraient pas s'il y avait un témoin. Il fut soudain pris de spasmes, crut se vider. Il planait sur un nuage de douleur. Avec lenteur, elle s'atténua, s'effaça, disparut. Il était gai, comme lorsqu'il avait bu trop d'hydromel. Voilà qu'il entendait une voix. Il tendit l'oreille. Il n'en comprenait pas un mot. Il parlait tout seul, en homme ivre. Quoi ! Les dieux ? Employer un langage aussi barbare. Il se mit à crier. Ce n'étaient pas les dieux, mais les forces mauvaises. Il fut pris de convulsions et se roula sur le sol. Ses yeux grands ouverts étaient devenus fixes. Devant lui des langues de feu, comme des glaives, se mêlaient en un furieux combat. Bientôt toutes se fondirent en une seule éblouissante flamme, plus claire que l'éclat de cent soleils. Il entendait une voix, à nouveau, mais intelligible. Il avait vu un combat entre les démons qui lui parlaient et les bonnes puissances venues à sa rescousse. Elles avaient vaincu. Il écouta leur parole : "Lève-toi ! Sors !" Il tenta de se mettre debout.

16/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, II-30


– Reg bhlaghmen e ! Pourquoi as-tu sacrifié pour un sacrilège ? Le prêtre qui a dit que Nerghwen devait mener le Printemps Sacré a menti.
Il y eut un instant de stupeur. Des hurlements s'élevèrent. Le seul à réagir fut le prêtre félon. Il se rua vers l'autel. La pierre cria de plus belle :
– Arrêtez celui qui est indigne de la robe de lin.
Les prêtres, et quelques guerriers rassurés par la licence de frapper un première caste se précipitèrent et lui bloquèrent la route. L'autel parla à nouveau :
– Éloignez-le de moi ! Éloignez cet impie !
Plusieurs prêtres de confiance ôtèrent le sacrilège des mains de ceux qui lui faisaient un mauvais parti et l’éloignèrent du lieu du sacrifice. Chacun regardait l'autel. Le roi des rois et son mignon avaient compris. C'en était fini de leurs ambitions. Il continua :
– Prêtres, guerriers, interrogez-vous et cherchez à savoir à qui aurait profité la fraude. S'ils ne se punissent eux-mêmes, je m'en chargerai vite.
Tous les regards se tournèrent vers le roi des rois et son giton. Il était verdâtre, le roi d'un rouge violacé, veines sur le point d'éclater. Il ne pouvait rien faire. Il regarda son vainqueur, ce prêtre qui n'avait pas hésité à se mutiler pour lui montrer qu'il ne le craignait pas. Dire que jusqu'à ce que l'autel parle, il pensait l'avoir abattu... L'autre triomphait. Il ne lui donnerait pas le plaisir de mourir. Son honneur exigeait qu'il aille combattre dans une bataille dont il savait ne pouvoir sortir que mort. Il n'en était pas question. Que les dieux lui règlent son compte, s'ils l'osent. Il vivr/
Mais quel était ce bruit dans sa tête, pourquoi ce voile rouge, puis noir, devant ses yeux ? Il s'était écroulé. Ses ongles grattaient le sol et il voyait – non, il ne voyait pas, c'était une autre sensation, pour qui il aurait bien voulu trouver un nom, si le chercher ne l'avait fait autant souffrir – un visage furieux. C'était celui du dieu qui châtie les parjures, ou celui de Thonros, mais il avait les traits du regs-bhlaghmen et tout devint noir et il n'y avait plus de visage et il n'entendit ni ne sentit plus rien il n'y avait plus qu'un corps tout bleu et il ne savait même pas que c'était le sien il ne savait plus ri... Il n'était plus personne, qu'un nombre appréciable de livres de chair morte, à la peau bleuie, mal caché sous un manteau soudain trop petit.
Chacun s'éloigna du corps – du cadavre – avec horreur. La voix s'éleva, une dernière fois :

14/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, II-28

Le messager reçut de nombreux biens. On lui ordonna de partir et de tenir sa langue. Les hauts prêtres s'entretinrent afin de trouver le moyen d'abattre celui qui s'était fait désigner comme le roi du prochain Printemps Sacré. Il avait annoncé sa venue prochaine. Tout serait combiné pour sa chute à son arrivée. Plusieurs auraient préféré abattre sa superbe dans son fief. La majorité refusa. Le bruit de l'usurpation s'étant répandu par tout Aryana, son humiliation serait publique. Elle aurait lieu devant leurs autels sacrés. Nul autre site ne serait plus propice.
L'unanimité se fit autour de cette idée. Ils la peaufinèrent les jours suivants. Chacun était prêt quand, accompagné du roi sacrilège, l'homme désigné par fraude pour mener le prochain Printemps Sacré se présenta aux portes de la cité sanctuaire. Ils l'attendaient. Ils avaient inspecté tout le pourtour des autels, au cas où au lieu d'avoir su faire parler les pierres, le prêtre félon aurait eu recours à un complice qui s'y cachait. Il ne recommencerait pas ici. Personne ne s'en approcherait à moins de cinq pas, qui ne soit connu d'eux. Sur la suggestion du chasseur de maléfices, cette distance fut étendue à dix. Une précaution exagérée, de son propre aveu, mais il s'en voudrait toujours si celui qui faisait parler les choses, comme lui, faisait encore illusion à la plus courte distance. À celle qu'il imposait, tout risque était conjuré.
Sans perdre de temps, ils firent annoncer qu'en ce jour favorable, ils feraient un grand sacrifice de réception pour demander aux dieux du serment et de la punition du parjure de se prononcer sur le prodige qui avait fait du mignon du roi des rois le meneur de la prochaine conquête, et de son prêtre le premier servant de la fécondité. Se voyant déjà désigné et accepté à ce poste, le traître aux siens voulut se mêler à ceux de son futur rang, tout près des autels. Il n'en était pas question. En un tel lieu, il lui eût été aisé d'accomplir ses maléfices. Et il était trop tôt pour le faire récuser par l'autel lui-même. Aucun des prêtres opposés à l'usurpation ne tenait à dévoiler leur arme. À la fin, le grand prêtre en personne lui ordonna de rester avec ceux de son clan, jusqu'à ce qu'il l'appelle auprès de la pierre où il sacrifierait. Il consentit à attendre.