20/02/2009
AUBE, la Saga de l'Europe, II-34
Ses jambes ne le portaient plus. Il trembla, saisi en même temps d'une irrépressible joie. S'il se levait malgré la douleur, en dépit de la montagne pesant, lourde comme le monde, sur ses épaules, il aurait la révélation que tous attendaient. Soudain, il fut oiseau. Plus rien ne le retenait à la terre. Il avança, comme en un rêve. Il parvint, dans l'indécise lueur du matin, claire pour lui, pupilles dilatées, comme le plein midi, à l'entrée du sanctuaire. De lourds glaçons pendaient à son toit. Il leva la tête vers le soleil. Faisant obstacle entre l'œil de Dyeus et son regard, un énorme bloc de glace, retenu par un fil d'araignée, était près de tomber à tout instant. La neige avait entraîné la toile. Elle formait, toute bouchonnée, une tache sombre au cœur du glaçon immaculé, baigné par les rayons d'un soleil naissant et les réfractant.
À ses yeux éblouis, à ses sens exacerbés, le bloc de glace apparut tout autre. C’était une gemme incandescente, aux mille feux, un signe dont le favorisaient les dieux. Il contemplait ce petit soleil, ne voyait que lui. Il urina soudain, sans s'en rendre compte, dans la neige devant le seuil… C'était les rayons de la pierre magique qui la faisaient fondre. Il y vit un signe. Porteurs de ce joyau ou de son esprit, les siens s'enfonceraient sans crainte vers les terres sinistres, si longtemps le royaume du froid, de la neige, du frimas. Les éléments hostiles s'écarteraient devant leurs pas triomphants.
Il avança la main pour saisir le joyau. D'un coup, tout devint noir. Sa vue revint. Le glaçon avait chu. Il ne le chercha pas. À quoi bon ? Les dieux l'avaient envoyé, les dieux l'avaient repris. Eux seuls savaient où il était... Mais ils lui avaient dit qui serait digne de mener le prochain Printemps Sacré : qui le trouverait.
Il tomba. Il ne parlerait que le lendemain.
Reggnotis le retrouva au matin sur son seuil, baignant dans sa pisse et son vomi. Il dormait du sommeil de l'ivrogne... S’il ne se réveillait plus jamais, ou si les dieux lui avaient clos les lèvres ! Quelle pitié de le voir ainsi, transi, visage tout griffé ! Il y avait des traces de peau sous ses ongles ; son épiderme, en certains endroits, était noir violacé, comme si du sang près de sourdre de sa peau s'y était accumulé. Il le prit dans ses bras, avec grand respect, le porta à l'intérieur.
Il le lava. Malgré sa peau arrachée et ses bleus, il reprit figure humaine. Il n'irait encore prévenir personne. Il avait besoin de repos. Il avait forcé la porte de la caverne où les dieux cachent leurs secrets. Ce serait bien temps à son réveil. Il guettait : ("Dans quel état il est... Et moi, peut-être, un jour !" ). Rien, sauf un léger ronflement, ne le distinguait d'un cadavre. Enfin, il remua. Il articula – avec quelle peine ! – quelques mots. Ils frappèrent Reggnotis au cœur :
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19/02/2009
AUBE, la Saga de l'Europe, II-33
Reggnotis avait disparu dans la neige qui noyait tout. L'oracle barricada sa porte, et mit à flotter une bande de tissu noir, avis explicite à ne pas approcher. Il alla au plus secret du temple du Borgne, où il entreposait les poisons d'épreuves et autres drogues permettant à leur utilisateur, souvent contre sa vie, de voir l'avenir. Il piocha dans les jarres devant lui, prenant une pincée du contenu de l'une, deux de l'autre, la moitié dans une troisième, et ainsi de suite, hésitant ou en reprenant parfois. Il eut bientôt devant lui un grand nombre de plus ou moins petits tas. Il mit le tout dans une coupe, le mélangea, écrasa ensuite le mélange obtenu au mortier. Tout fut bientôt réduit à l'état d'une poudre semblable, d'aspect et de couleur, à la poussière des chemins. Il la touilla avec une eau lustrale jusqu'à la rendre fluide.
Il pria Bhagos, qui avait accepté de perdre un œil, parti vagabonder dans le monde pour apprendre toutes choses et venant lui rapporter chaque nuit tous les secrets découverts dans ses errances. La mutilation du dieu préfigurait et symbolisait celles des oracles. Eux aussi n'hésitaient pas, dans l'urgence, à se sacrifier si les leurs devaient en être favorisés. Conscient d'être un maillon d'une chaîne de prêtres qui avaient sauvé Aryana en en payant le prix, il prit son souffle, ses prières terminées. Il regarda la mixture qu'il allait avaler, au fond de sa coupe. Il ferma les yeux, l'engloutit d'un coup. Elle était d'une épouvantable amertume. Rien qu'à en sentir le goût sur sa langue, la tête lui tourna. Il se raisonna. Elle ne ferait pas effet tout de suite. Il avait le temps, si elle avait la même période de réaction que les poisons d'épreuve, de réciter dix prières et de sacrifier d’un bélier au divin Borgne. Il s'étendit.
Il était nu sur le sol de pierre. Sa tête bourdonnait, plus d'angoisse que de ses effets. Sa vue s'améliora. Ses pupilles s'élargissaient à lui manger les yeux. La nuit devint plus claire. Bientôt, les visions surgiraient... après un mauvais moment à passer, tout proche.
Déjà un fourmillement, chaque instant plus insupportable, une paralysie douloureuse, envahissaient ses membres. Ses sens s'exacerbaient au prix de sa motricité. Bientôt, les nausées arriveraient, puis les vomissements. Trop importants, il rendrait sa mixture et ne pourrait forcer les secrets des dieux ; simples nausées, il périrait empoisonné et, même favorisé d'une vision, n'aurait le temps de la rapporter... On doit être seul pour être admis auprès des dieux. Ils n'apparaîtraient pas s'il y avait un témoin. Il fut soudain pris de spasmes, crut se vider. Il planait sur un nuage de douleur. Avec lenteur, elle s'atténua, s'effaça, disparut. Il était gai, comme lorsqu'il avait bu trop d'hydromel. Voilà qu'il entendait une voix. Il tendit l'oreille. Il n'en comprenait pas un mot. Il parlait tout seul, en homme ivre. Quoi ! Les dieux ? Employer un langage aussi barbare. Il se mit à crier. Ce n'étaient pas les dieux, mais les forces mauvaises. Il fut pris de convulsions et se roula sur le sol. Ses yeux grands ouverts étaient devenus fixes. Devant lui des langues de feu, comme des glaives, se mêlaient en un furieux combat. Bientôt toutes se fondirent en une seule éblouissante flamme, plus claire que l'éclat de cent soleils. Il entendait une voix, à nouveau, mais intelligible. Il avait vu un combat entre les démons qui lui parlaient et les bonnes puissances venues à sa rescousse. Elles avaient vaincu. Il écouta leur parole : "Lève-toi ! Sors !" Il tenta de se mettre debout.
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17/02/2009
AUBE, la Saga de l'Europe, II-31
– Ne croyez plus rien qui ne soit avancé par les hauts bhlaghmenes ou les oracles. Eux seuls, en ce qui regarde le Printemps Sacré, sont assez proches du divin pour parler vrai.
C'était une initiative du chasseur de maléfices. À voir les sourires de satisfaction des prêtres, elle était la bienvenue. Ils avaient, en un instant, recouvré une partie de leur pouvoir. Ils venaient de prouver, en un beau coup double, que les dieux ne les avaient jamais abandonnés et qu'un roi impie n'aurait jamais leur aval.
Tremblant de frayeur sacrée, les hauts rois virent le sacrilège et le mignon du premier d'entre eux, nus et recouverts d'une indélébile liqueur noire, chassés de Kerdarya. Que nul ne leur donne eau, nourriture, vêtement ou abri ! Ils étaient devenus animaux, non point loups qu'il faut tuer, mais qui méritent encore le respect, basse vermine dont le simple contact est souillure. Ils disparurent. Les bêtes des forêts à l'entour savent ce qu'ils devinrent.
Dans la foulée du terrible châtiment et de la mort du mauvais roi, on élut un nouveau regs regom. Il était, de tous les grands rois, le plus proche des souhaits des prêtres : Nul n'était plus prêt à leur obéir pour tout ce qui touchait au divin. Dommage qu'il ait une si haute idée de son rang. C'était, au vu de leurs projets, minime inconvénient. Il suivrait leurs directives pour le Printemps Sacré. Aucun risque qu'il soit détourné ou serve à l'élévation d'un de leurs ennemis.
Plusieurs lunes s'écoulèrent. Les signes et prodiges tant espérés ne se manifestaient pas. On murmurait contre les oracles. À quoi bon leur monopole des visions divines et de leur interprétation, s'ils ne voyaient rien ? Quelques porteurs de lin soudoyés et quelques guerriers, fidèles de l'ancien roi dont chacun avait oublié le nom, prétendirent avoir été touchés par l'aile du divin. Les puissances, à ce qu'ils disaient, étaient fâchées que les augures et les premiers servants des autels se soient arrogé le pouvoir de prophétiser, quand il avait de tous temps été accordé à chaque homme libre assez pieux. Ce n'était qu'un vague prurit, de l'énervement que les hauts prêtres affectaient de mépriser, laissant le nouveau roi le réprimer sans pitié. Il pouvait s'enfler, et tout emporter à nouveau. Ils commençaient, en cette saison froide où les hommes, réunis autour des foyers, parlent de tout et échangent des idées que l'oisiveté rend vite subversives, à le voir : L'absence de prophétie pour désigner le meneur du Printemps Sacré pesait. Il y avait eu trop d'espoirs fauchés par la chute des impies. Après un premier mouvement de colère envers eux, leurs dupes s'en prenaient, en termes voilés, à ceux qui leur avaient ôté leurs illusions. Et si bientôt, frustrées de leurs rêves de conquête, elles regrettaient l'ancien roi ?
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16/02/2009
AUBE, la Saga de l'Europe, II-30
– Reg bhlaghmen e ! Pourquoi as-tu sacrifié pour un sacrilège ? Le prêtre qui a dit que Nerghwen devait mener le Printemps Sacré a menti.
Il y eut un instant de stupeur. Des hurlements s'élevèrent. Le seul à réagir fut le prêtre félon. Il se rua vers l'autel. La pierre cria de plus belle :
– Arrêtez celui qui est indigne de la robe de lin.
Les prêtres, et quelques guerriers rassurés par la licence de frapper un première caste se précipitèrent et lui bloquèrent la route. L'autel parla à nouveau :
– Éloignez-le de moi ! Éloignez cet impie !
Plusieurs prêtres de confiance ôtèrent le sacrilège des mains de ceux qui lui faisaient un mauvais parti et l’éloignèrent du lieu du sacrifice. Chacun regardait l'autel. Le roi des rois et son mignon avaient compris. C'en était fini de leurs ambitions. Il continua :
– Prêtres, guerriers, interrogez-vous et cherchez à savoir à qui aurait profité la fraude. S'ils ne se punissent eux-mêmes, je m'en chargerai vite.
Tous les regards se tournèrent vers le roi des rois et son giton. Il était verdâtre, le roi d'un rouge violacé, veines sur le point d'éclater. Il ne pouvait rien faire. Il regarda son vainqueur, ce prêtre qui n'avait pas hésité à se mutiler pour lui montrer qu'il ne le craignait pas. Dire que jusqu'à ce que l'autel parle, il pensait l'avoir abattu... L'autre triomphait. Il ne lui donnerait pas le plaisir de mourir. Son honneur exigeait qu'il aille combattre dans une bataille dont il savait ne pouvoir sortir que mort. Il n'en était pas question. Que les dieux lui règlent son compte, s'ils l'osent. Il vivr/
Mais quel était ce bruit dans sa tête, pourquoi ce voile rouge, puis noir, devant ses yeux ? Il s'était écroulé. Ses ongles grattaient le sol et il voyait – non, il ne voyait pas, c'était une autre sensation, pour qui il aurait bien voulu trouver un nom, si le chercher ne l'avait fait autant souffrir – un visage furieux. C'était celui du dieu qui châtie les parjures, ou celui de Thonros, mais il avait les traits du regs-bhlaghmen et tout devint noir et il n'y avait plus de visage et il n'entendit ni ne sentit plus rien il n'y avait plus qu'un corps tout bleu et il ne savait même pas que c'était le sien il ne savait plus ri... Il n'était plus personne, qu'un nombre appréciable de livres de chair morte, à la peau bleuie, mal caché sous un manteau soudain trop petit.
Chacun s'éloigna du corps – du cadavre – avec horreur. La voix s'éleva, une dernière fois :
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15/02/2009
AUBE, la saga de l'Europe L II, p 029
Il ne s'inquiétait pas. Il accompagnerait le mignon du roi des rois et se tiendrait à ses côtés devant les pierres de sacrifice. Il ferait s'en élever la voix des dieux. Ce tour, un sacrilège de la part de guerriers ou de producteurs, lui apparaissait normal et licite venant de lui, porteur de lin. Il n'avait pas reçu un tel pouvoir sans raison. Il ne faisait que son devoir en tentant de devenir le regs-bhlaghmen, fonction vers quoi le poste auquel il s'était désigné n'était qu'un marchepied. Un jour, il referait parler les autels sacrés. Ils clameraient que lui seul était digne de sacrifier au nom de tout Aryana. Il n'était pas très fier de servir ce roi des rois pour accéder au plus haut rang, mais l'arrogant ne serait pas éternel... et le jeune homme qu'il favorisait était si beau.
La cohorte des usurpateurs se présenta devant les autels. Derrière les pierres sacrées trônaient les prêtres principaux. À part le prêtre roi et le haut prêtre de la fécondité, dardant vers lui un regard tout de férocité et de haine, et le grand Oracle avec son masque, il n'en reconnaissait aucun. Son cœur était si égal qu'il ne s'étonna même pas de la présence, au côté du regs-bhlaghmen, d'un répugnant vieux prêtre à la robe blanche couverte de fils rouges. Le premier orant parla :
– Je vais sacrifier d’un bélier sur l'autel du maître des serments. Il nous montrera, en acceptant ce sacrifice, s'il reconnaît pour sienne la parole qui t'a désigné pour mener le Printemps Sacré.
Le mignon, interpellé, leva la tête et fit un signe discret à son protecteur et au jeune prêtre. Ils guettaient de tels signes, preuve de leur connivence sacrilège. S'ils avaient, un instant, douté du bien-fondé de leurs contre-mesures, cela leur était, après ces clins d'œil, bien passé.
Le premier prêtre fit venir un bélier et l'immola sur l'autel. Il récita les routinières prières où il demandait à la divinité, en acceptant l'offrande, de bénir celui au nom de qui il la faisait. Jamais un autel n’avait déclaré qu'un sacrifice lui avait déplu. Aussi longtemps qu'ils ne diraient mot, ils consentiraient et accepteraient les prières des suppliants. Le sang coula sur l'autel, on démembra l'hostie, son corps fut distribué aux guerriers à dix pas. Les viscères consacrés furent mis à cuire, et quand ils furent carbonisés, le premier prêtre demanda au dieu s'il était satisfait. Une voix, sourdant de la pierre sacrée, s'éleva :
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