16/02/2012

Aube, la saga de l'Europe, 301

Quel passage étroit ! Le chariot passerait-il sans se heurter aux arbres qui le bordaient ? Il serait difficile de lui faire franchir la racine sans le vider. Kleworegs s’avança. Son étalon allait s’engager...
En arrivant devant le passage, Pewortor avait cru voir une forme, indéfinie et fugace, parmi les branchages le surplombant. Il y avait là-haut des feuilles encore vivaces. Pour saluer la fin prochaine de la traversée de cette forêt, il en cueillerait une de son fouet. Elle serait un talisman, symbole du triomphe de la volonté sur les forces de la nature, et de la force des armes humaines sur cette même volonté. Il leva la tête. Une sueur glacée l’inonda. Quelqu’un guettait là-haut, hostile, prêt à bondir...
Entre le fouet et la forme armée qui s’abattirent sur la croupe du cheval de Kleworegs, ce fut une course de vitesse. Une course à la mort. Entre l’arrivée de la mèche et celle du meurtrier, l’espace, tout réduit qu’il était, fut celui d’une vie. La monture fila comme une flèche tandis que le jeune homme, partant en arrière, en tombait pour se rattraper à sa queue, dans l’espoir stupide d’arriver à y remonter. Pewortor avait suivi son roi, sautant par-dessus la racine. On entendait des cris. Ils venaient d’un groupe de trois guerriers. Ils hurlaient à Kleworegs qu’on allait tenter de le tuer. Peut-être les cris avaient-ils commencé un peu plus tôt. Le forgeron n’en avait rien entendu. Il saisissait la bride du coursier de son roi encore tout ébahi, qui l’agonisait d’injures... pour s’arrêter soudain. Il avait aperçu son jeune tueur manqué, se relevant, poignard à la main, couvert de feuilles mortes et d’humus. Il se mit en garde. Pewortor l’imita, puis d’autres, accourus. Il fut bientôt entouré de toute l’escorte. Le convoyeur leur avait tout expliqué. Elle était prête à lui faire le pire des partis. En un instant, il fut désarmé. Kleworegs se planta devant lui, furieux :
– Ce n’est pas mon genre de tuer les fous. J’ai changé d’avis. Si encore nous avions eu querelle, je comprendrais ta tentative absurde… Mais nous ne nous sommes jamais vus. Tu n’es qu’un pauvre, un misérable dément. Remercies-en le ciel, tant que tu n’as tenté de t’en prendre qu’aux hommes. Qui sait, si tu t’étais échappé, si tu ne t’en serais pris aux dieux ?
Il releva la tête. Il était prêt à mourir... comme vengeur, non comme fou.
– J’avais querelle avec toi, Petnesyo ekwosyo Kleworeg ! Tu ne m’as pas entendu ? J’ai frappé au nom des Loutres.
Sa mâchoire en tomba d’un coup. Son meurtrier raté semblait si sérieux ! Mais son prétexte était si stupide, si insensé ! L’imagination, comme les mots, lui manquaient. Entre le claquement du fouet et le hennissement de douleur de sa monture, il n’avait rien entendu de sa dédicace. Tant mieux d’ailleurs. Elle l’aurait laissé sans défense, de stupéfaction. L’autre aurait eu le temps de le tuer. Il en était encore sans voix.
Le bhlaghmen, bousculant les guerriers, s’approcha. Il avait entendu sa remarque. Avant de mourir, il devait savoir... Ou fallait-il lui laisser ses illusions ? Il croisa le regard de son roi. Il n’y avait aucune haine dans ses yeux, plutôt de... la pitié. Sa colère était retombée. Le jeune homme n’avait pas fait vibrer en vain, même à son insu, la corde sensible du courage et de l’honneur.
– Si je te jure, par les jumeaux du serment et du châtiment du parjure, que pas une de mes paroles ne sera mensonge, me croiras-tu, guerrier ou futur guerrier des Loutres ?
– Guerrier ! Ne l’ai-je pas prouvé ?
– Alors, me croiras-tu ?
– Oui. Un prêtre ne mentirait pas à qui va mourir.
Il lui fit le récit du guerrier mort dans son village. Ses narines s’étaient pincées. Il n’ouvrit la bouche que pour lui faire réitérer son serment. À la fin, il n’y tint plus. Il tenta de se jeter sur un glaive. Le guerrier le retira à temps. Il se mit à trembler, secoué d'une fièvre de honte et de sanglots. Il ne pouvait rien se reprocher. Il avait été à son tour le seul homme de son village. Il avait cru venger son honneur... Tous ces efforts... vains, accomplis dans un but injuste ! Il tomba à genoux. Merci aux dieux de l’avoir empêché de tuer sa cible ! Il se tourna vers le forgeron. Béni soit-il d’avoir fait échouer sa tentative ! Même le convoyeur, qui s’était promis de lui casser la tête, se sentait indulgent. Il n’avait pourtant pas de quoi se réjouir. Il aurait dû être le héros de la fête, pour avoir sauvé la vie de Kleworegs... Et ce n’était ni lui, arrivé un instant trop tard, ni le colosse, sans qui le roi serait tombé, gorge ouverte, mais le coupable qui était en point de mire. Qu’il ait au moins le mot de la fin !
– Ce qu’il vient d’apprendre l’a tué. Passerons-nous une lame à travers un cadavre ?

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