20/02/2012

Aube, la saga de l'Europe, 303

Il ne l’était pas. Il cherchait l’épreuve à lui infliger. Pourvu qu’il ne mette pas aussi longtemps que pour Medhwedmartor ! Il avait trouvé. Il les ferait se combattre. C’était la meilleure solution. Il pourrait arrêter le duel quand il le désirait, selon son privilège de roi juge de combat. Il ne se solderait pas, aux dieux plaise, par son immanquable issue : la mort de son minuscule assaillant. Il se fixa une limite. S’il tenait le temps de la prière aux morts, il arrêterait le duel. Résister tout ce temps prouverait sa valeur. Il en sortirait sans ressentir l’opprobre d’une méprisante indulgence.
Kleworegs les fit venir devant lui. Medhwedmartor avait déjà son arme. On tendit au gamin un glaive léger, énorme au regard de son allure frêle. Il avait, pour guérir de sa blessure, puisé dans ses ressources. Son visage émacié, ses membres efflanqués, le semblaient plus encore devant la robustesse joviale de son adversaire. Il faudrait que Thonros veuille le protéger pour qu’il tienne. La prière aux morts n’est pas des plus courtes.
Ils se mirent en garde. Medhwedmartor, râblé comme un mange-miel, le regardait avec condescendance et même – sentiment qu’il découvrait – pitié. Il n’en montrerait pourtant aucune. Il passerait ainsi sa colère envers Kleworegs qui lui opposait aussi piètre antagoniste.
Le meurtrier manqué avait décidé de se battre. Il perdrait, non sans avoir résisté longtemps, longtemps. Sa mère lui avait conté l’histoire du chevreau attaqué par le loup. Il lui avait tenu tête jusqu’au matin afin que les démons de la nuit ne s’emparent de son âme. Il ferait aussi bien. Tenir jusqu’à ce qu’il meure avec honneur. Il ne tendrait pas la gorge au bourreau. Ce serait plutôt à lui de craindre pour son intégrité. Il ne périrait pas sans avoir fait couler son sang.
Kleworegs donna le signal du combat et commença sa prière. Déjà, les glaives s’entrechoquaient. L’arme était lourde au bout du bras du vengeur. Il la maniait pourtant avec une surprenante aisance. Son agilité d’écureuil compensait sa moindre habileté. Son poids était aboli. Il était plume ou feuille, mais pourvue d’une volonté. La puissance de ses coups contredisait son aérienne légèreté. Le gardien d’armes n’attaquait plus. Il se défendait, parait les bottes, reculait parfois, taureau se gardant du taon. Soudain, ni l’un ni l’autre n’en crut ses yeux. Son bras venait de s’orner d’une profonde estafilade. Un « Ah ! » stupéfait jaillit de toutes les poitrines.
Il ne leva pas les yeux. Il les avait clos pour prier. Il ne les rouvrirait qu’à la fin de sa prière, ou du duel s’il n’avait le temps de se la réciter tout entière. L'ouïe suppléait la vue. Il le vivait avec plus d’intensité que tous ceux auxquels il avait jamais assisté, yeux béants et exorbités. Le fracas du bronze se cognant au bronze en sonores envolées et les cris d’admiration et d’encouragement à l’adresse des lutteurs frappaient ses oreilles. Le combat continuait. Tout ce vacarme lui en traçait la tournure. Le jeunot faisait plus que tenir. Il attaquait. Il volait de droite à gauche sans sortir du cercle formé pour prévenir la fuite d’un possible lâche. Il tentait à chaque instant d’infliger une nouvelle blessure à un adversaire furieux qui se contentait de parer. Il allait, à ce rythme, s’essouffler, vite s’épuiser.
Medhwedmartor attendait cet instant de pied ferme. Il réglerait son sort d’un seul coup bien porté. On n’avait pas idée de résister aussi longtemps ! Les Muets qu’il avait expédiés avaient fait moins de manières. Quelle honte de n’être pas encore venu à bout de ce petit démon volant ! Se mêlait à cette honte un grain de fierté. Même criminels, ceux de sa race se battaient bien.
Vint le moment où, comme prévu, il commença à flancher. Ses envols se firent moins aériens, ses gestes plus lents. Sa lame lui pesait. Il devait pousser une attaque décisive pour abattre son adversaire, à tout le moins le désarmer. Kleworegs ouvrit les yeux. Les glaives se croisaient. Il y eut une suite de passes à peine perceptibles, au bout desquelles le jeune meurtrier se retrouva en position soit d’être désarmé, soit d’avoir le poignet brisé ou tordu. Il n’avait qu’un moyen de s’en tirer, à la portée des seuls hommes très bien entraînés. Qu’il le découvre serait la preuve que Thonros l’inspirait. Alors il arrêterait le combat.
Il frissonna. Il allait perdre. Jamais il n’avait appris à se battre en duel. Il devait, se fiant à sa seule intuition, trouver une parade... Et il n’avait qu’une mince fraction d’instant. Son instinct pallia son ignorance. Il prit son glaive de l’autre main et, après une fente et une virevolte, en porta un grand coup. La lame aurait percé le ventre du pendu s’il n'avait minci. Kleworegs les sépara. Il était édifié. Sa prestation l’avait marqué. Pas encore parvenu à l’âge guerrier, il avait failli vaincre un homme qui s’entraînait tous les jours au combat. Il promettait !
Le gardien d’armes alla prendre son outre d’hydromel. Il y but puis la tendit, toute rancune abolie, à son adversaire épuisé. Il n’en voulait pas à qui l’avait blessé en défendant sa vie. À lui-même, peut-être. Il regarda l’entaille à son bras et le petit point rouge juste au-dessus de son nombril. Il haussa les épaules. Un jour, il exhiberait cicatrices plus glorieuses.
 
Il rappela son cheval. Ils firent passer le chariot et se remirent en route. La course des deux enrhumés leur avait dégagé les bronches. Il n’y avait plus personne qui ne puisse paraître dans l’honneur. Ils arrivèrent à ciel rouge à l’orée de l’immense forêt. À une demi-journée de leur halte se dressait, forme vague sous les rais du soleil couchant, le sanctuaire de leur proche triomphe. Ils s’endormirent sitôt que les ténèbres le leur eurent caché. Cette nuit encore, ils ne feraient que rêver du pouvoir. Demain, ils en palperaient la réalité.

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