22/02/2012

Aube, la saga de l'Europe, 304

LE TRIOMPHE
 
 
 
Ils se réveillèrent à la prime aube, les yeux encore embués de rêves. Le messager sauta sur son char prévenir de leur arrivée. Il n'avait pas prévu toute cette ferveur populaire. On devait s'interroger sur leur retard. Il avait, Dieux merci, été large. Ils arriveraient le dernier jour de sa pire estimation. L'attente rendrait l'accueil du Joyau plus réussi encore.
L'escorte suivit. Les bœufs du chariot limaçaient sous sa masse pansue, soudain sensible. Personne ne les en houspilla. À côté de l'impatience nichait une appréhension d’enfant qui n'ose regarder ses cadeaux et en retarde l'instant. Bientôt, pourtant, et tout lente qu'ait été leur marche, ils parvinrent au bord d'un cercle de gras pâturages. Ici commençait Kerdarya.
Ils firent halte, cœur noué de pénétrer dans la ville sanctuaire. Ils ne s'étaient pas attendus, à leur départ, à une telle émotion. Leur hésitation fut brève. Ils n'avaient pas reculé devant la grande horde, pourtant terrible. Ils iraient du même pas assuré vers leur triomphe. De quoi avaient-ils peur ? Ils n'avaient aucun lieu de craindre d'entrer dans leur cité. Elle allait les acclamer et faire une grande fête en leur honneur. Elle n’abritait ni monstres, ni démons, que des divinités favorables... Quant aux hommes... Seuls le roi des rois et les plus hauts prêtres y résidaient en permanence. Un homme qui se rêve le plus grand de son peuple tremblerait-il devant eux ? Si c’était un temps de conseil, il rencontrerait de nombreux rois de tribu, le secondant et prenant part à ses décisions. Pas plus à Kerdarya que dans leurs fiefs, ils n'avaient rien qui leur en impose. Pewortor les souhaitait même nombreux. Ils seraient une excellente pratique pour ses glaives.
Avant, il fallait traverser plusieurs cercles. Le premier, parcouru en permanence par de petites, mais très actives patrouilles, dont une se dirigeait vers eux, était un immense anneau de pâturages. Ils leur souhaitèrent la bienvenue. Ils les savaient arrivés depuis la veille au soir. Ils s'engagèrent à leur suite. Les prés étaient occupés par les seuls gros bovins et presque vierges d’humains. Les rares pasteurs, saluant avec affectation, y semblaient plus en promenade que commis à leur garde. Ils n'en étaient pas moins vigilants. Ils avaient observé l'arrivée de l'escorte et avaient aussitôt prévenu. Pas étonnant qu'une troupe soit venue dès qu'ils avaient avancé vers le cercle d'herbe verte. Elle les avait fêtés. Elle aurait aussi bien, au moindre soupçon d'intentions hostiles, fondu sur eux pour les détruire. Sous le même masque bonasse que son village en été, Kerdarya était bien gardée.
Ils continuèrent parmi les prés. Ils atteignirent, au pas lourd de leurs bœufs, une levée de terre. Attendre, encore attendre ! Que ce temps, au moins, ne soit pas perdu ! Kleworegs examinait tout. Étonné du petit nombre des bouviers, reconnaissables à leurs peaux lainées, il s'inquiéta du peu de soin dont les troupeaux semblaient entourés. Les patrouilleurs rirent. Ils n'avaient pas besoin de gardiens de troisième caste. C’était des guerriers trop âgés pour les grandes expéditions, encore bon pied bon œil, qui les surveillaient.
Ils constituaient le trésor commun des anciens messagers. À l'âge où les autres participent aux raids source de richesses, ils chevauchaient pour le bien commun. Ils servaient Aryana sans crainte de leur avenir. Ils travaillaient pour elle, elle pensait à eux. C'était leurs terres, leur bétail. Ils les gardaient comme ils gardaient leur cité jusqu'au jour de leur dernier combat, voie privilégiée au banquet de Thonros. Il les observa. Ce bon pied bon œil dont ils se prévalaient ne lui faisait pas illusion. Ils ne pouvaient guère, avec leur poil grisonnant et la force et les réflexes en rapport, faire plus. Si son groupe avait présenté le moindre danger, ce n'est pas eux qui l'auraient accueilli.
Une telle vie n'était-elle pas enviable ? Passé huit ou neuf mains d’ans, c'était une agréable sinécure. Au vrai, leurs seuls ennemis étaient les meutes de loups et les mange-miel. Les combattre est considéré à l'égal de lutter contre un guerrier ennemi. Cela préservait leur dignité... sans grand risque. Les fauves ne s'aventuraient pas souvent à attaquer les bovins. Les forêts à l'entour regorgeaient de gibiers faciles prêts à tomber sous leurs griffes ou leurs crocs... Peut-être y aurait-il rêvé, et y aurait-il trouvé une félicité extrême... il y a longtemps. Ses ambitions avaient crû. Il aurait méprisé une telle fin.

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