28/01/2009
AUBE, la Saga de l'Europe, II-11
Il avait gagné ! Tout heureux, il dit ses rêves, ses sensations, ses visions, ses conclusions. Tous l’ovationnèrent. Son jugement le rendait digne de son élévation. Ils annonceraient ses prophéties par tout Aryana, et feraient rechercher le signe qui indiquerait le meneur du prochain Printemps Sacré, où l'on envahirait les terres du couchant... Elles répugnaient encore aux guerriers, mais leur fertilité vaincrait toutes les réticences. Avant saison chaude, chacun sut que de nouveaux espaces allaient s'ouvrir à la conquête, et qu'un signe désignerait le conquérant. Commencèrent des jours d'étrangeté et de confusion.
Les temps qui suivirent furent soudain féconds en signes et prodiges, détails grossis à l'excès ou dont on fit grand cas, jugeant surnaturels des faits qui n'auraient auparavant entraîné qu'un sourire ou un meurtre. Le climat et la nature, les êtres et les choses, rien qui ne fût mis à contribution pour y trouver quelque élément sortant de l'ordinaire. Pas de navet plus gros qu’il n’est de coutume, ou en forme d'homme, ou de glaive, qui ne parût un avis des dieux ; pas de canard à trois pattes, de veau à deux queues, de moutons à deux têtes ou de chien cornu qui n’apparaisse le signe attendu. Les enfants mal formés ou liés par le bassin, les nourrissons idiots ou sans membres, les hermaphrodites ou les bébés nés sans sexe ou sans orifice, de temps immémorial exposés à la griffe et la dent, furent choyés, entourés de soins, traités comme des enfants-dieux tombés sur terre. Il fallut que ces créatures, inviables, meurent, en dépit des soins, de la colère de la nature, ou survivent dans la douleur, pour que les prêtres puissent dire qu’elles n’étaient qu’injures à sa face. Alors, cette frénésie de recherche prit fin, et elles furent toutes rejetées au néant.
On s’intéressa ensuite à des prodiges plus nobles, au-delà de l'entendement et à ce point inouïs que le vulgaire ne pouvait qu’y voir l'intervention d'un dieu. On vit des bêtes parler, et chaque fois pour se déclarer en faveur de leur maître ou du roi de leur village. Elles n'eurent vite, après un bref succès de curiosité, plus aucun crédit. Outre qu’ils manquaient d'objectivité, quelle folie de suivre ces avis. Ils émanaient de porte-parole trop indignes ! Il valait mieux trancher la tête de ces voleurs d'un des plus nobles attributs de l'homme. Cette menace suffit. Plus une ne dit mot. La preuve était là. Ces paroles n'étaient pas une voix divine, que de pauvres rêves de paysans crédules... à moins que des facétieux, désormais cois à l'idée de partager le sort des bêtes menacées n'aient, cachés dans les enclos, contrefait leur voix pour se gausser des pâtres et leur faire croire que, comme aux temps anciens, elles parlaient.
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26/01/2009
AUBE, la Saga de l'Europe, II-010
Comme chaque année, ils iraient partout répétant ces paroles, et les autres castes, en particulier les guerriers, les artisans maudits et certains riches éleveurs écouteraient leurs objurgations d'un air entendu, leur faisant comprendre que s'ils étaient tout à fait d'accord pour fournir le minimum requis pour les sacrifices, c'était, pour le reste, « Chante, bel oiseau, tu n'auras rien de plus ! » Il faudrait une catastrophe ou un besoin pressant de l'aide des dieux pour ne pas faire appel en vain à leur générosité. Mais tout allait bien en ces temps, et l'intervention des prêtres n'était pas souvent nécessaire. Pourtant, un jour viendrait...
Il avait cependant beaucoup appris du discours inaugural, avec ses routinières récriminations sur l'impiété et ses regrets qu'elle fût sans remède. Le ton en avait été encore plus amer que lors des précédentes rencontres. Il y avait eu des allusions qui le faisaient frémir, et les autres avec lui. Ses mots serait un miel sans pareil, plus doux encore après l'absinthe de leur abaissement actuel. Il demanderait à parler parmi les premiers. Le cœur encore serré, ceux qui l'entendraient, tout auréolé de ses visions et de ses certitudes, en ressentiraient une immense joie. S’ils le proclamaient maître oracle du premier rang ? Il n'y avait au-dessus que le grand Oracle... si vieux.
Il obtint sans peine la parole. Après l’avalanche de mauvaises nouvelles, peu d'oracles itinérants avaient envie de s'exprimer. Les rares avant lui n'avaient qu'ajouté à la morosité ambiante. On les avait écoutés, tristesse au cœur, visage morne, oreilles flétries des malheurs annoncés. Il se leva. Il parla. Leurs voix étaient geignardes. La sienne résonnait comme un bel airain. Ses mots réveillèrent les âmes plongées dans le torpide sommeil de la désespérance.
– Au cours de mes voyages, les dieux m'ont favorisé de deux messages propres à nous réjouir. Jamais ils n'ont été aussi éloquents, jamais leurs paroles n'ont eu une telle force. L'évidence de leurs signes est si puissante qu'elle écrasera sans recours ceux qui oseraient douter, fussent-ils guerriers gheslom nerom ghwenes, tueurs de mille seigneurs. Voici ces signes de joie : Jamais l'ennemi ne démembrera notre peuple. Nous serons maîtres d'un immense empire du côté où se couche et dort le soleil.
– Il y a-t-il eu le délai suffisant entre les deux ?
– Oui, bien sûr ! (« À y bien réfléchir ? Oui, les dieux ne m'auraient pas laissé tromper mes pairs, à moins que je n'aie parlé que sur leur suggestion. ») Me crois-tu un oracle ignorant ?
– Loin de moi l’idée... Loué sois-tu pour ta vision, frère béni des dieux !
Les autres applaudirent. La voix cassée du grand Oracle, autrefois si clairvoyant, et qui désespérait de voir revenir ce temps, s'éleva.
– Reggnotis, maître oracle du premier rang, réjouis nos cœurs en nous les contant.
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24/01/2009
AUBE, la Saga de l'Europe, II-009
Il était arrivé. Comme le voulait la loi, il n'avait encore rien révélé (il fallait attendre la grande réunion des oracles), mais ses façons avaient parlé. Il respirait trop la certitude de soi, l'arrogance, la volonté de triompher. Nul ne doutait, au sein du corps de ceux qui reçoivent les paroles divines, que les puissances d'en haut lui avaient dévoilé les secrets les plus suaves et les plus grands. Elles lui avaient découvert des révélations dont nul avant lui n'avait été favorisé.
Il pouvait à bon droit parader. Fort de ses deux visions, certain, aux mimiques tristes et aux faces moroses, d'avoir été seul distingué, il pèserait par ses paroles sur les événements et marquerait son peuple de son empreinte. Et dans les jours suivants, et dans le futur, de plus en plus à mesure que son rôle et son rang augmenteraient, il imprimerait sa volonté – celle des dieux, plutôt, mais puisqu'elles se rencontraient – sur sa vie, son histoire, sa destinée. Pour sa seconde vision, qu'il révélerait d'abord, il serait écouté et applaudi à tout rompre. Alors, sûr d'être suivi, il dévoilerait la première, celle qui lui avait donné la prémonition d'une immense sécheresse à venir, à quoi on n’échapperait qu'en fuyant. Cette révélation tragique, venant après une heureuse, ferait accepter, en dépit de certains oracles trop enclins à faire la volonté des chefs de guerre, la décision qu'il voulait voir adoptée : la ruée des meilleurs d'Aryana – les plus jeunes et les plus fortes têtes, mais qu'il qualifierait ainsi afin qu'ils se sentent flattés –, vers les terres du nord-ouest, loin au-delà des lacs, des marais et du fleuve délimitant le territoire-père.
Leur grande réunion n'allait plus tarder. On attendait les derniers. Jour après jour en arrivaient de nouveaux. Il les observait. Sa joie s'augmentait chaque fois. Tous avaient l'air sombre, comme s'ils avaient appris quelque malheur, ou parce que c'était leur visage habituel et que rien de plaisant n'était venu l'éclairer ou le dérider. Un oracle riait peu, comme s'il avait toujours la prémonition de quelque événement fatal. À force de scruter l'avenir, ils rencontraient toujours la mort. Ce n'est pas fait pour donner un joyeux caractère.
Ils étaient tous réunis, comme chaque année, pour confronter leurs visions et déterminer quel, ou quels, étaient les messages des puissances qui parlent dans les rêves ou se manifestent par des signes et prodiges. Les premiers à parler furent ceux restés à Kerdarya : les dieux leur avaient réitéré leurs avertissements. Il les connaissait par cœur. Il n'y prêta qu'une oreille distraite. Les dieux, pour ne pas changer, étaient irrités de l'impiété de leurs ouailles, et on n'avait jamais autant vu de la part de ces semi-sacrilèges un tel manque de déférence à leur égard, de tels refus d'obéissance à leurs suggestions, et surtout si peu de dons aux temples. Cette avarice entraînerait une diminution des sacrifices, partant de leur protection, mais ils auraient encore une fois pitié si les guerriers et les producteurs étaient plus généreux et honoraient mieux leurs représentants. Ils devaient en avertir leurs frères, et les persuader de revenir à de meilleurs sentiments.
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23/01/2009
AUBE, la Saga de l'Europe, II-008
– Pourrai-je voir cet enfant ?
– Bien sûr !
Ils sortirent. Un paysan, tendant le cadavre sur sa fourche, les attendait derrière la porte. Le prêtre l'avait piégé. Il voulait le charger de la sale besogne. Il se tourna vers lui. Son visage irrité le persuada du contraire. Le gamin venu les prévenir avait averti les siens de son réveil. Connaissant sa fonction, ils avaient décidé de le lui présenter, soit pour conforter les formules d'éloignement de la malédiction déjà prononcées, soit pour demander des éclaircissements sur son retour après son exposition. C'était cela ! Ses paroles ne laissaient pas place au doute.
– Ce mal-né a été exposé, puis ramené au woikos par les chiens qui ont tenté, en vain, de le déchirer. Devons-nous y voir un signe, oracle ?
Il était plus fatigué qu'il ne le pensait ; son mal de tête continuait à lui vriller le cerveau. Un peu par routine, pressé de s'en débarrasser et de partir, il oublia la grande règle : les dieux n'envoient jamais deux signes qui ne soient séparés par un espace d'au moins un jour et une nuit. Il décida qu'ils se manifestaient à nouveau :
– Je vois, par ce signe, que jamais un ennemi ne viendra à bout de démembrer Aryana !
Il rentra dans la maison du prêtre. Il le regardait, en extase. Encore une prophétie ! Qu'il serait heureux d'obliger un tel ami des dieux !
– Mangeons, puis je partirai. N'oublie pas d'enterrer ce bébé. Il ne faut pas que les chiens s'en emparent à nouveau, et le déchirent.
– Si besoin est, nous creuserons à ce que l'on ne voie plus nos têtes !
Il approuva. La servante du prêtre apporta du brouet. Il se jeta dessus. Le repas expédié, il prit congé. Sur son cheval, il s'interrogea. En avait-il dit trop, ou pas assez ?
Inutile d'y penser. Il serait vite à Kerdarya. Ses révélations en imposeraient. Il est rare qu'un oracle arrive avec deux prophéties aussi fortes.
Hélas, l'exaltation et la joie le lui avaient fait oublier, une n'était pas inspirée par les dieux.
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22/01/2009
AUBE, la Saga de l'Europe, II-007
Bercé par ces rêves et ce riant, même si lointain, avenir, il dormit jusqu'au milieu de la matinée. Il ne dirait rien de ses espoirs, qu’ils ne soient devenus certitude, à ses hôtes. Il ne les oubliait pas. Il dévoilerait ses visions et son oracle à ses pairs ; ils entreraient dans ses vues ; ils le diraient grand prophète et grand voyant. Alors il reviendrait les saluer et les honorer. Trop de signes, s'ajoutant, se formaient en une masse critique. Ses révélations donneraient le coup de pouce nécessaire. Nul ne douterait plus qu'un jour nouveau arrivait, dépendant de la volonté des dieux et des paroles des prêtres. Ce présage venait à point nommé pour appuyer le simple bon sens. Il en faisait un devoir sacré, à quoi se dérober serait sacrilège.
Il se réveilla. Il avait un fort mal de tête. Pas étonnant ! Les dieux avaient hurlé dans son crâne. Il se leva et revêtit son habit de voyage, nouant à la va-vite ses lanières. Tout dansait devant ses yeux. Il en savait assez pour repartir sans délai. Il resterait partager le repas du prêtre. Les migraines cessent plus vite ventre plein.
Il sortit. Le prêtre l'attendait, anxieux. Il lui parla de ses visions, semblables en tous points à sa description de la veille. On ne l’avait pas dérangé pour rien, même s'il ne pouvait en dire plus. Il se rengorgea. Son initiative serait au moins, même sans suite, une source de prestige accru parmi les siens. Mais si après son appel, des choses (ce flou cachait la taille de ses espérances) se décidaient, il serait convié aux sanctuaires de son peuple pour y être intronisé dans le corps des voyants et prophètes. Un rare, et grand, honneur. Ils étaient respectés entre tous ceux de sa caste pour révéler les voies indiquées par les dieux pour favoriser leur peuple.
Pendant qu’ils discutaient, joie et espoir mal contenus, un jeune garçon vint les déranger. On allait mettre le corps du bébé retrouvé le matin sur la place du village dans un enclos sûr, en attendant de l'emporter là où les chiens n'iraient pas le déterrer pour le ramener en faire leur festin. Le prêtre approuva. Reggnotis s'enquit, plus poli que curieux, de l'incident. Il apprit les événements de la nuit et comment, à leur réveil, ils avaient retrouvé le corps quasi intact du bébé que les mâtins s'étaient disputé. Ils l'avaient aussitôt appelé et, après un rituel destiné à éloigner les démons qui font mourir les enfants avant terme, l'avaient déposé sur les pointes d'une fourche pour le jeter au loin. Chacun s'était trouvé une activité pressante pour ne pas se charger de cette corvée.
Le prêtre s'excusa. Il l'avait ennuyé avec cette histoire sordide. Dès son départ, il irait exposer le cadavre dans le bois là-bas au midi. Il abritait assez de fauves qui l’auraient vite dévoré, et bon débarras. Qui sait s'il n'y avait pas un signe funeste dans son retour au village qui l'avait exilé ? On avait détourné les démons de la mort ce matin, mais s'il fallait lancer les mêmes formules d'exécration plusieurs jours de suite ? Elles s'affaibliraient à n’être plus que des mots.
Depuis longtemps, Reggnotis ne l’écoutait plus. Ses paroles ne lui parvenaient plus que comme un murmure indistinct... qui s’arrêta enfin.
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