27/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-06

On lui avait dit de ne pas se tenir près du mourant. Il n’en avait guère tenu compte. Deux raisons le poussaient à rester à ses côtés. Il aimait à l'entendre lui conter, entre les quintes qui le secouaient, la gloire de sa lignée et les minuscules événements de sa vie. Plus importante, et devant marquer son entrée dans une carrière de héros, lui semblait l’idée de s’emparer du guerrier invisible qui l'attaquait. A peine capable de tenir un petit glaive et vainqueur du combattant que tous craignaient ! Il ne rêvait pas moins. S'il en parlait aux siens ? On l’éloignerait du champ de bataille... Une telle gloire ne sied qu’aux grands. Non, il aurait sa victoire. L'invisible tomberait devant lui. Il était faible – ses coups répétés n’arrivaient point à achever sa victime – et lâche – il se cachait. Un enfant, fils d’une lignée de héros, en viendrait à bout. Il ne serait pas le premier enfant merveilleux à mettre à mal des ennemis de son clan.
Il avait juré de ne parler de son projet à aucun adulte, mais avait besoin, pour venir à bout de son tourmenteur, de la complicité de l'aïeul. Il agripperait le guerrier tandis qu'il le larderait de son épée-jouet. Il lui avait expliqué l’aide qu’il en attendait. Sa proposition n’avait pas eu la suite prévue.
A peine avait-il parlé, l’agonisant avait appelé. Toute la famille était venue. Il leur avait exposé le projet de son petit-fils. Ils avaient écouté, dans un silence de grande taurilie, puis tous avaient voulu dire leur sentiment. Le vieux porteur de glaive se réjouissait. Son descendant avait su deviner la présence de l’invisible guerrier. Il mourrait au combat, en homme de sa fonction. Le reste de sa famille exultait. Compter parmi les siens un héros si précoce, capable de voir au-delà de la trompeuse barrière des sens ! Ils l’avaient proclamé dans tout le village. Ce prodige avait compté dans l’attitude respectueuse de son prêtre envers lui, et dans l’acceptation par ses guerriers de ses exigences les plus folles... Oui, c’était cela, plus que la force des glaives de Pewortor. Elle n’avait fait que l’aider, seul le souvenir de ses dons avait été décisif. Seul il avait poussé les siens à le suivre dans les raids les plus osés, seul il les avait persuadés qu'il les mènerait toujours à bon port. Son don, pas les épées. C'était la source de sa puissance.

26/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-05

– Crois-tu qu’il soit si aisé d’entendre les dieux ? Interpréter un seul de leurs messages est plus ardu que d’abattre dix hommes forts. Tu peux m’en croire, j’ai fait l’un et l’autre.
– Bon sommeil, alors, roi Kleworeg... Puissent-ils t’envoyer des songes heureux !
– Profite de la nuit, profitez-en tous, mais pensez malgré tout à dormir. Demain, nous devrons être tous à pied d’œuvre.
– Allons-nous fêter notre arrivée dans les terres du Printemps Sacré ? Tu sais, tous le souhaitent.
– Je sais ce que je dois faire. C’est pour le préparer qu'il faut que vous soyez tous dispos demain matin. Vous verrez, ces festivités dépasseront tout ce que vous avez vu, et seront sous le signe de la Fécondité... Je compte vous en faire la surprise, même si, pour l’instant, ce n’est qu’un projet, une idée... Je dois en parler à d’autres rois, auparavant.
– Ça m’étonnerait beaucoup qu’ils ne soient pas d’accord ! Même la tribu de Thonr/
– Ils ont un nouveau roi, souviens-t'en, et oublie le nom de celui qui est mort... Mais je veux l’accord de leur roi à mon projet... Il ne pourra même se faire qu’avec son accord. Je t’en ai assez dit.
– A tes yeux, c’est sûr. Mais tu as tes raisons. Je vais faire ce que tu m’as demandé... Puis-je parler de la fête ?
– Annonce-la, rien de plus !

Kleworegs retourna à son chariot, s’y glissa pour dormir. A peine étendu, une quinte de toux le saisit. Il se croyait pourtant guéri, certain que ces crises qui le secouaient n’étaient plus qu’un mauvais souvenir... S’il lui arrivait comme à son aïeul, homme solide s’il en fut, mort pourtant dans les douleurs d’un catarrhe incessant et de continuels crachements de sang ? C'était son premier souvenir précis, et un avis à se garder de négliger.
Il s’installa sur sa couche... Il était, jeune enfant, au chevet de son grand-père agonisant. Le vieillard – Qu'avait-il dit ! Il n'était guère plus âgé – était maigre à faire pitié, les lèvres couvertes de sang, les joues d’un rose malsain. Son oncle et son père tentaient de l’empêcher de s’en approcher, mais il parvenait toujours à se glisser près de lui. Voir la maladie le détruire le fascinait. Il l’imaginait, guerrier invisible, portant ses coups, et lui crachant le sang comme ceux pour qui, quoiqu’ils paraissent vierges de toute blessure, il n’est plus aucun espoir. La seule chose qu’il ne comprenait pas était que son aïeul, lui, continuait à vivre. Le guerrier invisible portait des coups sans grand force, ou affaiblis de propos délibéré afin de prolonger son supplice.

25/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-04

– Salut, Kleworeg e, reg nosom ! Tu resplendis comme Sawel ! Kleworegs salua son interlocuteur avec une cordialité proche de la frénésie. Il lui demanda son nom. Seule l’aura de puissance qui n'apparaissait qu’à ses fidèles lui avait permis de le reconnaître. Le guerrier se présenta. Kleworegs répéta son nom, se lissant le front de la paume. Sa toque était tombée. Il ne s’en était, dans son excitation, pas aperçu. C’était à cela qu'il l’avait reconnu, non à cause d’une émanation mystique perceptible d’une seule élite. Son enthousiasme tomba d’un coup. Il lui souhaita la bonne nuit, d’un ton sec.
– Oui, c’est une bonne nuit, mais pas question d’aller dormir. Seuls les rats de Thonronsis préfèrent cacher sous leurs fourrures leur honte d’avoir eu un chef impie. Ceux qui t’ont fait confiance ont reçu le don de ne plus craindre le sommeil du jour et les forces mauvaises débandées qui s’y ébattent. C’est la récompense de leur fidélité.
Son visage lui était inconnu, mais ses paroles lui avaient remis du baume au cœur. S’il lui demandait son clan, afin de juger de sa sincérité ?... Il n’en ferait rien. Hormis le sien et celui des troisième caste de Penkakwelya, tous avaient, à un degré plus ou moins élevé, douté de lui... Mais il n’avait pas encore, alors, reçu la marque des dieux.
– Tu as raison. Quand le jour sommeillait, il laissait ses cauchemars prendre vie et forme pour nous éprouver. Ici et à partir de ce jour, ses rêves agréables vivront pour nous. La nuit sera notre alliée. La Brillante en personne me l’a révélé. Je te l'apprends à mon tour, toi qui as su me reconnaître, pour que nul ne l’ignore plus d’ici à demain.
– Je serai ton messager... Mais toi, tu vas dormir ?

24/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-03

Il continua à parcourir le camp. La lune l’éclaira, ses mains s’argentèrent sous sa clarté. Les dieux se manifestaient encore. La Brillante, divinité pourtant hostile aux hommes, le nimbait de sa lumière. C'était un nouveau signe. Il serait aussi aux yeux de ses compagnons Kleworegs argus, au corps brillant comme l’argent, dur comme lui. Cette consécration ne lui apportait rien de plus. Il ne pouvait s’en satisfaire. La Brillante voulait lui faire comprendre autre chose.
S’il allait chercher un prêtre ? Lui saurait ce que la lune cherchait à lui dire. Il chassa cette idée. La royauté était sacrée. Un roi pieux pouvait interpréter les messages divins sans aide. Il revit la lune éclairant le camp des Muets à qui il avait pris le Joyau. Il hocha la tête. Il avait reçu le message, bien doux à son cœur, puisqu’il apporterait plus de victimes à Thonros... en même temps bien amer. Il ne livrerait ici bataille qu’à la toute dernière extrémité, et la Brillante lui livrait un secret qui ne serait utile qu’en cas de conflit. Il ne cherchait qu’à établir les siens dans des fiefs fertiles, à faire alliance avec leurs maîtres actuels et à les aider de son savoir, afin d’apporter la prospérité à tous ses vassaux, et celle qui luit au sein d’Akmon lui promettait de beaux combats. Un prêtre aurait su, mais il était trop tard pour lui demander. Tout s’ordonnerait un jour. La clarté des desseins des dieux, qui dans son ignorance lui paraissaient obscurs, éclaterait. Il ne devait pas chercher à comprendre, mais s’efforcer, docile, de suivre les deux chemins en apparence opposés qui s’offraient ! Si les dieux l’exigeaient de lui, ce n’était pas au-dessus de sa capacité. Ils lui diraient bientôt comment accomplir leur plan.
Kleworegs gwertos, argus, ghwoigwos, kounos, kwitros, Kleworegs le renommé, l’argenté, semblable à l’étoile, l’écarlate, le brillant. Il regarda le ciel nocturne, se répéta tous ces qualificatifs dons du ciel. Il chercha d’autres mots, jusqu’à en faire une litanie, comme dans les grandes gestes des plus nobles héros. Si jamais une épopée lui était consacrée, il ne ferait pas mauvaise figure auprès d'eux. Dans quel hymne trouvait-on la profusion d’épithètes dont son imagination l’avait affublé : Le voilà qui avance face à ses ennemis, Kleworegs à la poitrine de cuivre écarlate, et dont les doigts d’argent lancent des éclairs qui embrasent la steppe ? Dommage qu’il n’ait pas appris tous les secrets de la composition, il aurait composé une geste superbe... Les prêtres le feraient pour lui. Il aurait la meilleure part. Il donnerait un aliment à leur lyrisme.

23/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-02

Ils allaient à pas lents, sans bruit. Leur seule peur était de briser la paix de cette première nuit. Un juron, un cri, un début de rixe, son parfum sans pareil deviendrait puanteur, le calme, agitation forsenée de démons. Voilà pourquoi les prêtres avançaient que la nuit n’est pas faite pour l’homme. L’instant était trop parfait, donnait un trop plaisant aperçu des félicités récompensant une vie de beaux combats. On ne peut alors qu’aspirer à périr au plus vite, ou renoncer à toute action, pour ne plus vivre que loin du regard du soleil.
Par mains, ils contemplaient les étoiles et la Brillante en train de croître. Ils ne parlaient pas. Ils regardaient, yeux écarquillés de la splendeur de la voûte céleste. Un souffle divin, celui d’une tendre brise à la caresse d’amante, était sur eux. Cette terre était bien celle désignée par les dieux. Seuls ceux qui dormaient ou se claquemuraient derrière les épaisses parois de cuir de leurs chariots douteraient encore... Nul ne les écouterait plus. Qui a senti l’haleine des dieux, et leur murmure, devient insensible aux récriminations des malveillants... Ils ne peuvent compter que sur l’improbable oubli de ces instants privilégiés.
Kleworegs s’était mêlé à eux. Il les écoutait, passant de groupe en groupe, vêtu d’une vieille peau de loup, cachant son éclatante blondeur sous une toque noire. Incognito, il interrogeait, échangeait ses impressions, ses sentiments, faisait le compte de ses fidèles. Tous se félicitaient de sa clairvoyance, de son audace, bénissaient Bhagos d’avoir inspiré aux prêtres le choix d’un tel but et d’un tel chef. Il se rengorgeait à chaque discussion, s’empourprait de plaisir à mesure des éloges. Ses interlocuteurs pouvaient aussi parler de la sagacité des prêtres. Il ne retenait que la pluie de fleur de leurs louanges. « Je suis béni des dieux. Malheur à qui voudrait se mettre en travers de mon destin ! ». Il s’enflait de ses visions d’un avenir radieux. Son corps l'emprisonnait, trop étroit pour contenir ses ambitions surhumaines. Sa peau le gênait comme un vêtement trop ajusté. La sève coulant dans ses veines n'était pas du sang, un feu liquide à la puissante radiance. « Mon corps doit resplendir de toute cette force qui est en moi... Il en resplendit, par les dieux ! » ... Ce n’était que la lueur d’un feu rougissant ses mains. Il en ressentit une vague amertume... Non, c’était aussi la lueur de ces flammes, aussi, pas elle seule ! Les puissances qui tissent le fil de notre destinée ont fait ainsi briller mon corps un seul instant, et en donnant à ce prodige un aspect naturel, pour tout à la fois me montrer leur soutien et me signifier de ne pas céder à l’excès... A moins qu’elles n’aient pas voulu que la révélation en soit publique. Tous me suivraient si les dieux me distinguaient par un signe aveuglant... Seuls ceux dignes d’être mes compagnons le verront, les tièdes, les lâches, les envieux, en seront exclus. Je connaîtrai mes vrais fidèles à ce qu’ils m’appelleront Kleworegs kounos, et en vérité je resplendirai à leurs yeux quand le regard des autres ne rencontrera qu’un être semblable à eux.