21/01/2009

AUBE, la saga de l'Europe L II, p 006

Il pouvait se rendormir, bien que, jusqu'à ses visions, il eût en réalité plus somnolé que dormi. Il plongea dans un profond sommeil. Il serait d'autant plus long que sa transe avait été intense. Son visage était apaisé, souriant. Les dieux avaient fait de lui leur messager, et leur message était des plus plaisants à transmettre. Il se réjouissait, dans son rêve, qu'ils lui eussent envoyé un avis à ce point conforme à ses vues.
Il se reprit vite. Ils n'auraient pas parlé à un prêtre opposé à leur volonté. Non, tout était bien. Qui recevrait leur message devait en comprendre toutes les implications, et le défendre de toutes ses forces devant les autres augures et les prêtres du Grand Conseil. Il les convaincrait. Il désignerait le but de la prochaine conquête... Pour avoir été décidée par les dieux eux-mêmes, elle ne serait pas un petit raid saisonnier, mais une grande migration rassemblant tous ceux des régions menacées, les cadets des grandes familles et quelques aînés de moindre naissance.
D'avoir été à son origine, il était déjà au conseil des prêtres, ou en voie d'y parvenir, comme tous les première caste annonciateurs et initiateurs d'un Printemps Sacré où, sur des terres inconnues, Aryana se régénérait et acquérait des forces nouvelles. L'idée d'une telle migration était déjà en l'air. Il ne manquait qu'un objectif et un chef incontestables. La plupart des prêtres souhaitaient que ce soit l'ouest, plus fertile et où l'on ne risquait pas de se heurter à chaque pas aux Muets. Pour créer un nouvel établissement, peuplé de milliers d'hommes que leurs femmes et enfants rejoindraient bientôt, mieux valait une terre de paix et de tranquillité. Le levant était tout le contraire, mais les grands rois y récoltaient le plus haut renom. Ils auraient voulu que les nouvelles terres y fussent situées. Les dieux avaient parlé. Ils changeraient d'avis. Même le guerrier le plus intrépide doit s'incliner devant eux.
Reggnotis avait désigné le but. Resterait à trouver l'homme. Qui parmi ces chefs avides de gloire serait choisi ? Aucun ne lui plaisait. Pourquoi s'en inquiétait-il ? Le désigner n'était ni son affaire, ni celle des hommes. Aux dieux seuls d'élire, s'il existait, qui en serait digne.

20/01/2009

AUBE, la saga de l'Europe. Livre II, 005

Il avait été au bon moment, au bon endroit, pour en être favorisé. Quelques mois avant son arrivée, des microséismes, à la source bien lointaine, que seuls des animaux aux sens ultrasensibles avaient détectés, avaient secoué le sol et clivé ses couches souterraines en d'innombrables fissures invisibles, mais d'où, poussés par les mouvements de l'écorce de la terre, s'étaient élevées des vapeurs délétères, toutes lourdes et stagnantes. Elles avaient trouvé dans un petit creux de terrain, au sud du village, où s'épandre à leur aise aussi longtemps que les vents, soufflant en majorité vers l'est, ne les en chassaient pas. Elles s'y amassaient au niveau du sol, au plus haut à la hauteur du visage d'un homme allongé sur une couche basse. Peu concentrées, elles ne causaient aucun dommage notoire, que ces sensations pénibles de chaleur à l'intérieur de son corps, et d’assèchement à sa surface, qu'il avait, après tant d'autres, ressenties. Dire qu'il en avait douté un instant et cru qu'il se sentait mal ! Le prêtre avait dit vrai. Ce qui s'y passait était au-delà de l'entendement d'un mortel. Les dieux se manifestaient.
Avait-il senti que l'épanchement de vapeurs trouvait sa source dans des mouvements du manteau de la terre ? Avait-il deviné les gigantesques éruptions, dévastant de lointains territoires et crachant de noires fumées qui, lancées à l'assaut du ciel, modifieraient le climat sur une partie de la planète, dont Aryana et ses alentours ? Il avait vu la catastrophe et décidé que les dieux lui ordonnaient d'indiquer à ses meilleurs fils de pousser vers le nord-ouest. Ils y seraient à l'abri de l'assèchement des sols et de la raréfaction des récoltes, de l'amaigrissement du cheptel et de la famine. Dans son état de veille anxieuse, ses savoirs enfouis étaient venus, comme les bulles s'exhalant de la vase des marais sous l'aiguillon d'une branche qui les agite, crever en surface. Ils lui avaient imposé cet abandon du sud, cette nouvelle ruée vers les terres où se couchait le soleil.
Sa sensation d'étouffement et les phosphènes entraînés par les gaz stagnants, son impression de voir les poils de sa poitrine s'épanouir en forêt luxuriante, l'avis que le sentiment d'oppression n'était sensible qu'au sud du village, s'étaient mélangés et avaient réagi les uns sur les autres. Miette par miette, une foule de souvenirs, qu'il croyait enterrés, et de connaissances, qu'il s'imaginait avoir oubliées, avait surgi. Il étouffait quand la chaleur était pesante. Ressentir, par cette fraîche nuit d'automne, cette sensation typique des jours d'été trop chauds renforçait cet aspect de prémonition et d'avis solennel. La chaleur brûlante, dessicante, allait surgir pour dévorer ces terres. Toujours il avait chaud quand il descendait vers le sud, toujours il se retrouvait transi et mouillé quand il allait vers le couchant ou la terre des arbres moussus. Si la chaleur augmentait à en devenir insupportable au midi, le temps deviendrait doux et agréable dans les anciennes terres plus froides de l'ouest. Les poussières vertes qu'il avait vues entre ses paupières fermées et qui, avec la pilosité de sa poitrine, lui avaient évoqué les mousses et les feuilles, avaient elles aussi indiqué avec clarté où devrait s'avancer son peuple, vers les terres humides et fraîches et les impénétrables forêts.

19/01/2009

AUBE, la saga de l'Europe L II, p 004

Tout était différent aujourd'hui. La chance tant espérée était là. Il était concentré, à oublier le monde, pour recevoir l'appel des dieux. Il ressentait tout ce qu'il lui avait décrit, avec force exclamations et éloquente emphase. À la différence des autres, il avait attendu longtemps avant de faire venir un augure. Il avait interrogé, contre interrogé, tous ceux qui avaient prétendu être, comme lui, favorisés d'une vision. Il l’avait reconnue dans leurs descriptions. Elle revenait, sporadique, toujours aussi précise et également distribuée, pour peu qu'on dorme dans un certain endroit. Violente, elle mettait à la bouche un goût de métal. Nul n'en sortait intact, tête serrée, corps desséché, toute la matinée suivante.
Il l’avait écouté, attentif. Il retrouvait tout : bouffées de chaleur, impression de baigner au sein d'une fournaise, oppression, flammèches, et toujours, signe étonnant, aucune sueur. Tout y était, au détail près. La véracité absolue du récit de son hôte lui apparut à une circonstance que même le plus ingénieux affabulateur n'aurait pu inventer. Les poils de son torse s'allongeaient et se vrillaient en tortillons, s'emmêlant en une jungle inextricable et proliférante, jusqu'à donner à son poitrail l'aspect de celui du mange-miel. Il n'y avait que deux guerriers, tous les deux aussi velus que lui, à l’avoir ressenti, mais ils n'avaient, eux, rien su percevoir du message ainsi révélé. Pour lui, ce foisonnement avait été fécond. En même temps qu'ils croissaient sur sa poitrine, il se représentait les mousses sur le flanc exposé à la nuit des chênes s'étirant, se transformant en rameaux, en nouvelles branches, tandis que l'écorce du côté opposé se racornissait, se desséchait, se craquelait jusqu'à disparaître et à faire ressembler le tronc nu à une chair couverte d'escarres. Feu, sueur, foisonnement : le message divin était limpide
Tous les signes avaient pris un sens bien précis. Un sens qui rejoignait ses intuitions, ses impressions, sa vision de l'avenir. Il était arrivé à une conclusion irréfutable. Son parcours avait été tout de logique, d'une logique au service du vouloir des dieux. Ce n'était pas son affaire. Sa clairvoyance venait non d’une lente réflexion, mais de ce que les divinités lui avaient tout montré, tout expliqué.
Cet avertissement divin et l'avenir qu'il souhaitait concordaient en tous points. Ça n'avait rien pour l'étonner. Il en avait reçu d'autres auparavant. Honte sur lui d'avoir failli à les identifier, prenant pour fantaisie ce qui était appel. Fallait-il que ceux d’en-haut souhaitent son élévation pour être si explicites et ne s'en être point détournés devant son incompétence ! Il ne négligerait plus leur message. Au matin, il partirait pour Kerdarya. Ce qu'il avait à dire était trop important. Ses révélations ne subiraient aucun retard.
Il avait cette nuit senti l'imminence d'une sécheresse qui dévasterait tout le midi, et la nécessité de migrer au pays des arbres moussus, où son peuple proliférerait et s'épanouirait. Depuis un moment, ses voyages l’avaient instruit que le climat évoluait. Cette vision venait couronner un intense travail de déduction, en était le point culminant. Jamais il ne l'admettrait. Les dieux seuls, non sa science, avaient inspiré sa prophétie.

05/01/2009

AUBE, la saga de l'Europe. Livre II, 003

Il avait été bien souvent appelé pour résoudre des énigmes et interpréter des rêves, deviner si telle et telle vision avait une source divine, ou était née d'excès de cervoise ou de venaison, de la maladie, ou était simple affabulation. Il lui fallait vérifier si ce que des petits prêtres, peu instruits des arcanes de la divination, avaient considéré comme des présages ou des signes en étaient, ou s'ils n'avaient pas été plus à même que les autres de reconnaître un message d'une simple illusion. C'était le plus souvent le cas. C'était fou le nombre de gens en quête d'un oracle pour interpréter les visions dont ils avaient, ou bien plus souvent croyaient avoir, été gratifiés. On ne comptait pas non plus les prêtres qui estimaient, en toute bonne foi, avoir reçu un avis des dieux concernant l'avenir et la gloire d'Aryana. Sceptiques devant les prétentions des autres castes à avoir été distingués par le divin, et tentant de les persuader qu'ils avaient rêvé, ils prenaient très au sérieux ces mêmes pseudo avertissements adressés à eux, et obligeaient les augures à venir sans cesse vérifier si les dieux leur avaient parlé. Les sabots usés de son cheval en témoignaient.
Mais les dieux ne favorisaient aucune caste. Le plus souvent, ils avaient pris un misérable songe dépourvu de tous sens et raison pour une révélation, ou un tout petit écart au train-train pour un prodige au retentissement universel. Trop de prêtres étaient mal formés. Un oracle se déplaçait trop souvent pour entendre des platitudes ou constater que les miracles annoncés étaient tout naturels. Seul un esprit mal instruit les avait jugés étranges et hors de toute norme.
Quand il avait été appelé dans ce village où il se tenait à leur écoute, il avait soupiré, avec le fatalisme de l'habitude. Il se verrait encore une fois mis devant le routinier fait accompli d'une anodine ineptie. Il s'était pourtant dérangé, comme le commandait son devoir, mais son zèle faisait peur à voir. Une nouvelle déception l'attendait ! Jamais il ne rencontrerait un homme à qui les dieux eussent parlé. Sa vie durant, il courrait de village en village, à l’affût d'un message divin, pour ne jamais l'entendre. Il connaîtrait tout Aryana avant de pouvoir s'élever.
Cette fois encore, il se dirigeait vers un nouveau lieu inconnu, dans un mélange d'espoir d'y rencontrer son étoile et de certitude presque totale d'être déçu derechef. Chaque fois qu'il était allé vérifier les allégations d'un prêtre, il n'en avait jamais eu la confirmation. Rien n'en restait, ni de ce qui avait été à leur origine. Tout était songe creux. Pourquoi cela changerait-il ?

20/12/2008

AUBE, la saga de l'Europe. Livre II, 002

La première moitié d'AUBE, la saga de l'Europe est consultable à l'adresse suivante :
http://www.lavoixdunord.fr/forum/showthread.php?t=391
160 pages de lectures.





Les chiens ! C'était eux la cause de toute cette agitation. Tout avait commencé par un grand concert d'abois et de hurlements, rauques à déchirer la gorge, stridents à percer les oreilles. Ce sonore tohu-bohu était né du partage, ou plutôt de son refus, de ce qu'un premier molosse avait considéré comme un mets délicat… le cadavre d'un bébé né avant terme, abandonné, indigne et inviable, sur le tertre d'exposition. Le chien l’avait repéré et longtemps veillé. Tant qu'il avait vécu et s'était agité, il avait été protégé par son statut d'homme, que les animaux domestiques répugnent à dévorer tant qu'ils sentent en lui la vie et la présence d'une âme. La nuit était venue, le froid avec elle. Ses mouvements s'étaient faits plus rares, plus sporadiques, plus saccadés. La vie s’en était bientôt échappée. Le molosse avait encore attendu, l’explorant de sa truffe. Il le sentait de plus en plus froid... Son âme avait fui. Il n'avait plus voulu perdre un instant. Quel bon repas l'attendait !
Son manège n'était pas passé inaperçu des autres, à moins que l'odeur de la mort n'ait frappé leurs narines toujours en quête de mangeaille. Pendant que le mâtin plus malin, ou plus patient, ou plus prompt avait, enhardi, saisi celui qui n'était plus que chair à déchirer, qu'il avait serré entre ses crocs une de ses cuisses pour le traîner et l'emporter là où il pourrait s'en repaître en toute quiétude et égoïsme, à l'abri des regards et de la convoitise, ils s'étaient déployés tout autour en un cercle lâche, prêts à bondir quand il s'arrêterait pour en profiter.
Peu après, alors qu’il traversait le village, le plus affamé avait perdu patience. Il s'était jeté sur lui, dans l'espoir de le lui arracher. Le molosse, méfiant, avait évité l'attaque. Il avait lâché le bébé et commencé à se battre avec son agresseur, tandis que les autres se précipitaient sur la proie un instant abandonnée. Le bruit – abois, hurlements de douleur quand un croc trouvait sa cible, grondements assourdis et rauques lorsqu'ils se secouaient entre leurs mâchoires serrées à ne jamais se lâcher – avait déclenché l'assaut. Ils étaient autour du petit cadavre à près d'une douzaine, certains essayant de s’en saisir ou de le reprendre à celui qui y avait porté la dent, d'autres se battant entre eux, pour rien, sans plus penser à celui qui roulait sous leurs pattes. Ils n'étaient plus loin, tirant dessus à hue et à dia, de démembrer le corps qu'ils se disputaient et qui ne ferait pour chacun qu'une maigre bouchée.
Leur vacarme avait fini par réveiller les villageois. Les plus hors d'eux, qui vivaient autour de la petite place théâtre de la bataille, se levèrent et sortirent dans leurs enclos. Leur sortie ne troubla pas un instant la bruyante mêlée. Elle se poursuivait de plus belle. Enfin, le plus excédé de ceux qui s'étaient levés – il l'était à juste titre, tout se déroulait sous ses murs – ramassa des pierres arrachées à la terre pour pouvoir la cultiver sans briser son araire, rassemblées pour bâtir un muret. Vite imité par ses voisins, il lapida la meute emmêlée. Malgré l'obscurité à peine percée par une Brillante anémique et quelques étoiles peureuses surgissant de derrière les nuages pour vite y replonger, ils visaient bien. Les chiens, caillassés d'importance, s'enfuirent en jappements plaintifs ou hurlements perçants. Ils abandonnèrent le corps quasi intact malgré les tiraillements subis de tous côtés. Pour parachever le désordre causé par leur voracité, ils allèrent clore leur querelle près de l'enclos des taureaux. Réveillés en sursaut et saisis de l'ardeur du rut, ceux-ci ne tardèrent pas à en défoncer la clôture et à se répandre.