02/03/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-09

 ... Il y avait ses guerriers. Ils avaient, eux, épousé la querelle de leur ancien roi. Ils la poursuivraient au-delà de sa mort. Ils ne lui étaient en outre guère favorables. Ils le disaient veule, porté au compromis, toujours d’accord avec celui qui avait parlé en dernier. Ils en attendaient, pour lui témoigner autre chose qu’une déférence polie et révocable, qu’il surenchérisse sur leur méfiance et leur haine. Il était lucide. Cette démarche, au-delà de l’opinion sur Kleworegs, était suicidaire pour tous les participants au Printemps Sacré. Plus lucide encore... Il doutait de sa capacité à le représenter aux siens, encore plus à le faire accepter. Elle était, pourtant, nécessaire. Il ne pouvait être question de montrer une ouverte et continuelle réserve envers lui, et de se couper du reste des clans installés sur les nouvelles terres. Il ne leur présenterait pas la situation de ce point de vue. Il leur dirait ce qu’ils attendaient, qui répugnait à son esprit ennemi de la cautèle : Autant profiter des bonnes dispositions des dieux le temps qu’elles dureraient. Ils sont d’humeur changeante. Leur bienveillance pouvait se transformer en indifférence, voire en hostilité. Qu’alors nul ne puisse lui reprocher, non plus qu’à eux, de lui avoir marchandé sa confiance, du moins tant qu’il les avait eus avec lui. Non, il convenait de se réconcilier avec lui, sans être dupe. Des «Pourvu que ça dure ! » lancés à bon escient par des hommes zélés auraient mille fois plus d’effet qu’un sabotage larvé. Les catastrophes qui ne manqueraient pas de s’abattre ne pourraient leur être reprochées. Il ne raterait pas l’occasion, alors, de revendiquer les anciens succès et de réclamer le pouvoir pour lui, descendant de la plus vaillante tribu de tout Aryana.
 Aurait-il la force d’expliquer ce projet, destiné à les calmer et à obtenir leur approbation, à ses conseillers les plus proches, tout en se tenant à la ligne de loyauté qu’il avait résolu de suivre ? Il en ferait se récrier une bonne partie. Ils étaient plus habitués à l’action qu’aux longues et tortueuses intrigues. La patience n’était pas leur fort. Il lui faudrait des trésors d’argutie pour le leur faire accepter. Pourvu que quelques-uns, au moins, soient convaincus par ses arguments et parlent en dernier. Il aurait alors la force de l'imposer... La coexistence forcée et la fausse amitié, ensuite, deviendraient peut-être avec le temps une estime véritable, une alliance forte, une fidélité sans nuages. Mais comment y parvenir si, pour garder l’estime de ses hommes, il devait cultiver leur morgue envers les autres et leur hostilité envers celui que, seul de son clan, il ne haïssait pas ?

01/03/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-08

Il devait vivre pour réaliser ces ambitions. Vivre, s’assurer des alliés, des appuis, intriguer, sacrifier les hommes comme des pions, trahir ceux qui lui feraient confiance, soutenir des hommes prêts à le trahir pour les lâcher avant qu’ils ne le lâchent. Il avait déjà eu un aperçu de cette vie, l’avait trouvée amère. Pourtant, il goûterait à nouveau à sa coupe... Il goûterait, que disait-il, il l'engloutirait tout entière, en redemanderait dès qu’il la sentirait près de se tarir. N’en avait-il pas prié les dieux, peut-être pour rejeter sur eux les malheurs privés nés de sa requête.
 Il ne pouvait plus reculer. Ce que la cohésion de la tribu du Printemps Sacré lui avait semblé exiger devenait encore plus indispensable. Il ne serait pas roi des rois sans alliances profitables, et gratifiantes, avec des chefs de tribus ou de clans prestigieux. Il l’avait retourné cent et mille fois dans sa tête. Il n'y avait pas d’alternative à sa présente décision. Il avait beau être le maître de sa famille, avec tous les droits sur ceux qui vivaient sous son toit, il n'avait jamais joué un despote, donnant des ordres absurdes ou injustes pour le seul plaisir d'étaler sa puissance. Il adopterait pourtant cette conduite dès le point du jour. Ce serait sa première épreuve... qu’il aurait eu tant de plaisir à refuser, mais accepterait, quoi qu’il lui en coûte. Il était trop tard. Pour prix de son ambition, il s’était voué aux dieux. L’abandon des joies de l’homme du commun en était le prix.
 
 « Quelle querelle, au fond, ai-je avec Kleworegs ? Quel mal m’a-t-il fait, quelle force me pousse à lui battre froid, à lui témoigner de la haine ? »
 Depuis qu’il était rentré sous son chariot pour dormir, sans se préoccuper de jouir de la douceur de la nuit, Belonsis ne cessait de se poser la question. Il revivait les derniers temps. Il n'avait aucune raison de se plaindre du haut roi, mille de se réjouir de la mort de Thonronsis, son prédécesseur et l’ennemi juré de Kleworegs. Qui, chaque fois qu’ils se croisaient, l’avait salué avec amabilité, si ce n’est lui ? Qui n’avait jamais répugné à lui demander son avis ? Qui lui avait toujours, malgré son jeune âge, témoigné son respect ? Rien à voir avec la morgue de Thonronsis, son arrogance, son mépris. Ce n’est pas Kleworegs qui l’aurait traité de petit imbécile, chaque fois qu’il prétendait exposer son opinion, pas Kleworegs qui lui aurait ordonné de se taire ou, au mieux, après avoir sollicité ses conseils, marqué qu’il était décidé à n’en tenir aucun compte. Non, il n’aimait guère son cousin. Kleworegs avait au moins cette rare vertu de l’en avoir débarrassé, et de lui avoir permis de devenir roi des chasseurs de loups. Tout bien pesé, il l'aurait plutôt, s’il l’avait pu, et s’il avait été libre, remercié. C’est là que le bât blessait.

28/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-07

Une quinte de toux le reprit. Il réfléchit. Selon son oncle et son père, son aïeul avait commencé à souffrir de ce catarrhe persistant l’année même de sa naissance, celle du grand massacre de loups... et il était mort quatre, ou cinq, ans plus tard, l’année de... du ?.. Celle de la mort de Ekwomregs et de l’arrivée à la tête du clan de Nemoklewos, son oncle. Il n’en était pas plus savant. Il chercha plus avant... L’année de la petite maladie des vaches, où toutes avaient eu les pis couverts de pustules, venues ensuite tourmenter les hommes, son père lui avait dit que cela faisait dix ans que son aïeul était tombé malade, cinq qu’il était mort. Il avait eu peur cette année-là, mais la maladie des vaches, si elle donnait vilain aspect, n’était ni douloureuse, ni mortelle. Elle avait pourtant marqué son esprit, bien plus encore que son corps. C’était l’année de ses dix ans.
Il fit un bref calcul, se rappela le moment des obsèques de son grand-père, et celui où le père de son prêtre, l’air pénétré, avait brisé le bâton où était inscrit le compte des années de celui qu’on enterrait. Il trembla. La toux persistante de son aïeul avait commencé à son âge. Si, comme la sienne, elle durait cinq ans, pour le conduire à la mort sous les coups du guerrier invisible. Il en refusait la perspective. Il apostropha les dieux. Qu’ils lui donnent une longue et glorieuse vie ! Les peines privées seraient pour rien, si sa gloire et sa lignée survivaient.
Il laissa tomber son menton contre sa poitrine. Sur ses épaules pesaient déjà ces malheurs acceptés, revendiqués... S’il avait mal compté ? Comment suivre le cours du temps quand chaque tribu, chaque clan, chaque famille, a son propre comput, auquel même le plus proche voisin est étranger. Il n’y aura qu’une seule façon de compter les années, kwom regs regom esmi... Quand je serai roi des rois. Il s'y voyait déjà. Chacun penserait selon le temps de Kleworegs et de ses successeurs. Maître du temps, il serait maître des hommes. Chaque fois qu’ils diraient le moment, ils diraient son nom. A côté de cette gloire, celle d’un chant serait mesquine, quasi insignifiante... Ce serait sa première décision, une fois roi des rois.

27/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-06

On lui avait dit de ne pas se tenir près du mourant. Il n’en avait guère tenu compte. Deux raisons le poussaient à rester à ses côtés. Il aimait à l'entendre lui conter, entre les quintes qui le secouaient, la gloire de sa lignée et les minuscules événements de sa vie. Plus importante, et devant marquer son entrée dans une carrière de héros, lui semblait l’idée de s’emparer du guerrier invisible qui l'attaquait. A peine capable de tenir un petit glaive et vainqueur du combattant que tous craignaient ! Il ne rêvait pas moins. S'il en parlait aux siens ? On l’éloignerait du champ de bataille... Une telle gloire ne sied qu’aux grands. Non, il aurait sa victoire. L'invisible tomberait devant lui. Il était faible – ses coups répétés n’arrivaient point à achever sa victime – et lâche – il se cachait. Un enfant, fils d’une lignée de héros, en viendrait à bout. Il ne serait pas le premier enfant merveilleux à mettre à mal des ennemis de son clan.
Il avait juré de ne parler de son projet à aucun adulte, mais avait besoin, pour venir à bout de son tourmenteur, de la complicité de l'aïeul. Il agripperait le guerrier tandis qu'il le larderait de son épée-jouet. Il lui avait expliqué l’aide qu’il en attendait. Sa proposition n’avait pas eu la suite prévue.
A peine avait-il parlé, l’agonisant avait appelé. Toute la famille était venue. Il leur avait exposé le projet de son petit-fils. Ils avaient écouté, dans un silence de grande taurilie, puis tous avaient voulu dire leur sentiment. Le vieux porteur de glaive se réjouissait. Son descendant avait su deviner la présence de l’invisible guerrier. Il mourrait au combat, en homme de sa fonction. Le reste de sa famille exultait. Compter parmi les siens un héros si précoce, capable de voir au-delà de la trompeuse barrière des sens ! Ils l’avaient proclamé dans tout le village. Ce prodige avait compté dans l’attitude respectueuse de son prêtre envers lui, et dans l’acceptation par ses guerriers de ses exigences les plus folles... Oui, c’était cela, plus que la force des glaives de Pewortor. Elle n’avait fait que l’aider, seul le souvenir de ses dons avait été décisif. Seul il avait poussé les siens à le suivre dans les raids les plus osés, seul il les avait persuadés qu'il les mènerait toujours à bon port. Son don, pas les épées. C'était la source de sa puissance.

26/02/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-05

– Crois-tu qu’il soit si aisé d’entendre les dieux ? Interpréter un seul de leurs messages est plus ardu que d’abattre dix hommes forts. Tu peux m’en croire, j’ai fait l’un et l’autre.
– Bon sommeil, alors, roi Kleworeg... Puissent-ils t’envoyer des songes heureux !
– Profite de la nuit, profitez-en tous, mais pensez malgré tout à dormir. Demain, nous devrons être tous à pied d’œuvre.
– Allons-nous fêter notre arrivée dans les terres du Printemps Sacré ? Tu sais, tous le souhaitent.
– Je sais ce que je dois faire. C’est pour le préparer qu'il faut que vous soyez tous dispos demain matin. Vous verrez, ces festivités dépasseront tout ce que vous avez vu, et seront sous le signe de la Fécondité... Je compte vous en faire la surprise, même si, pour l’instant, ce n’est qu’un projet, une idée... Je dois en parler à d’autres rois, auparavant.
– Ça m’étonnerait beaucoup qu’ils ne soient pas d’accord ! Même la tribu de Thonr/
– Ils ont un nouveau roi, souviens-t'en, et oublie le nom de celui qui est mort... Mais je veux l’accord de leur roi à mon projet... Il ne pourra même se faire qu’avec son accord. Je t’en ai assez dit.
– A tes yeux, c’est sûr. Mais tu as tes raisons. Je vais faire ce que tu m’as demandé... Puis-je parler de la fête ?
– Annonce-la, rien de plus !

Kleworegs retourna à son chariot, s’y glissa pour dormir. A peine étendu, une quinte de toux le saisit. Il se croyait pourtant guéri, certain que ces crises qui le secouaient n’étaient plus qu’un mauvais souvenir... S’il lui arrivait comme à son aïeul, homme solide s’il en fut, mort pourtant dans les douleurs d’un catarrhe incessant et de continuels crachements de sang ? C'était son premier souvenir précis, et un avis à se garder de négliger.
Il s’installa sur sa couche... Il était, jeune enfant, au chevet de son grand-père agonisant. Le vieillard – Qu'avait-il dit ! Il n'était guère plus âgé – était maigre à faire pitié, les lèvres couvertes de sang, les joues d’un rose malsain. Son oncle et son père tentaient de l’empêcher de s’en approcher, mais il parvenait toujours à se glisser près de lui. Voir la maladie le détruire le fascinait. Il l’imaginait, guerrier invisible, portant ses coups, et lui crachant le sang comme ceux pour qui, quoiqu’ils paraissent vierges de toute blessure, il n’est plus aucun espoir. La seule chose qu’il ne comprenait pas était que son aïeul, lui, continuait à vivre. Le guerrier invisible portait des coups sans grand force, ou affaiblis de propos délibéré afin de prolonger son supplice.