03/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 247

Son crieur haranguait la foule. Kleworegs rendit visite à ses hôtes de plus haut rang. Il leur répéta ses paroles. Il y ajouta une invitation à venir, après son récit, admirer son plus grand trésor, la merveille de l’expédition, dont l’on parlait tant, et sur qui couraient tant de bruits, tous faux d’ailleurs.
Un notable l’interrogea. Si son joyau était le Signe ? Il allait lui en demander plus. On vint le chercher. Une rixe avait éclaté entre deux guerriers originaires de clans séparés par une lointaine dette d’honneur. Il devait intervenir avant qu’elle ne dégénère. À attendre de voir le Joyau, deux partis, chacun derrière un des hommes qui avaient choisi ce prétexte pour se colleter, s’étaient formés. Pour la majorité, le Joyau dans le coffret était le trésor. L’autre s’était mis en tête de vouer un culte à son réceptacle. Quand ils y avaient jeté un coup d’œil fugitif, ils n’avaient pu qu’admirer le motif qui le décorait. En désespoir de jamais en contempler le contenu, ils avaient fixé leur esprit sur cette décoration. Ils avaient pris grand plaisir, pour tromper cette attente, à en imiter avec soin le principal élément. Ils le dessinaient sur les parois, dans la poussière. Ils le gravaient, de la pointe du glaive, sur l’écorce des arbres. Il sourit. Il en avait fait autant, un soir d’ennui, sur l’arbre au pied duquel il avait dormi. C’était la veille de l’arrivée des jeunes du clan. Ç’avait été par jeu, quand beaucoup le faisaient dans l’espoir d’oublier qu’ils ne parviendraient peut-être qu’à entr’apercevoir – si encore il existait, disaient même de rares sacrilèges – ce joyau si bien celé.
Toutes ces manifestations lui indifféraient… De là à admettre une rixe chez lui. Il tança les pugilistes. Il demanda, tant aux partisans du culte de la croix cassée à angle droit à chaque bout qu’à ceux qui ne juraient que par le Joyau et méprisaient son contenant, comment la bagarre avait éclaté. Les explications furent confuses, propres à relancer la polémique, voire les échanges musclés. Il fit venir le bhlaghmen. Il rendit son jugement. Il maudit ceux qui doutaient de la présence du Joyau, mais estima légitime que ses adorateurs le représentent par le symbole gravé sur son nid. Il en profita pour forcer les deux clans hostiles à faire la paix. Leurs rois acceptèrent. Allez résister aux objurgations du prêtre d’un wiks glorieux !
Régler cet incident lui avait pris du temps. Il avait encore bien des rois à inviter. Tant pis. Il percerait cette histoire de Signe plus tard. La courtoisie exigeait qu’il priât tous ses pairs de venir voir le Joyau. Si, pour s’informer, il en négligeait un seul, les dieux savent quels drames de la fierté outragée s’ensuivraient.
Allons, encore dix autres à voir, et le prochain, quel bavard ! ...
 
Il désespérait. Aucune piste. Une simple direction... Mais les guerriers du Cheval ailé avaient pu obliquer n’importe quand. Après plus d’un quartier de la Brillante, toutes les traces auraient disparu. Peut-être saurait-on quelque chose dans ce village vers où il se dirigeait... Peut-être pas. Pour tout arranger, sa jambe lui faisait de plus en plus mal.
Il s’adossa à un arbre. Il sentit sous ses doigts un tracé régulier. Une marque. Quelqu’un avait gravé un signe dans le bois, de la lame de son poignard. Une croix aux coins cassés. La marque était récente.
Il avait retrouvé la piste, un début de piste.
Il devait trouver le village où ils étaient au courant de tout. Ils lui en diraient plus.

02/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 246

Le butin, bien propre à les exciter, avait déjà été réparti. Des prêtres, qui avaient reçu la quantité forfaitaire habituelle, définie l’année où Kleworegs était devenu roi (Ils auraient dû interroger les dieux. Au lieu d’un nombre fixe de bovins et de pièces de tissu, ils en eussent demandé une part comme ces trop rusés forgerons !), au plus jeune guerrier, chacun avait son dû. Ceux qui, comme les jeunes gardes aux bons réflexes ou les guerriers les plus vaillants, étaient sortis du lot, avaient reçu des parts plus belles. C’était la loi, c’était juste, et nul ne le critiquait. Malgré ce partage, il restait encore réuni en un seul lieu, bien gardé. L’on s’était contenté de marquer ce qui revenait à chacun.
Personne ne se plaignait de n'en pas encore jouir. L’échanger, le garder, la décision était sienne. Cette exposition, au moment du troc ou de l’échange éventuel, permettait, par l’accumulation en un seul lieu de biens pris de vive force à l’ennemi, établissant et soutenant le renom de qui s’en était emparé, d’obtenir les meilleures conditions. Au vu de la splendeur de ce qu’apercevaient ou devinaient les visiteurs, et de leurs réactions, ce but serait atteint. Déjà, quelques rois, et non des moindres, à l’influence reconnue loin, se promettaient de parler de cette année comme de celle du raid de Kleworegs. Jamais aussi petite troupe n'avait amassé autant au combat. Ce butin n’aurait pas fait honte à une armée de cinq à six cents hommes. Même un rassemblement d’une main de clans s’en serait contenté. Que ferait un tel chef menant autant de guerriers ? Certains se le demandaient.
Il tendait l’oreille, à droite et à gauche. À entendre toutes ces louanges, toutes ces suppositions, le bien qu’on disait de lui et de ses exploits, il se gonflait d’orgueil. Bientôt, de fil en aiguille, tout le regyom adopterait pour sienne cette dénomination. Quelle gloire pour lui, son genos, son wiks ! La fortune des grandes familles, pépinière des rois des rois, avait toujours débuté ainsi, à la suite d’un raid célébré où d’un acte dont le bruit s’était répandu partout. Au pire, il laisserait à son fils un nom glorieux et un avenir brillant. Il pouvait faire mieux. Espérer pour lui, non pour sa lignée... Il n’est de limite à l’ascension d’un guerrier courageux et de grand renom.
Il s'en réjouissait. Ils n’avaient pourtant encore vu qu’une partie du butin. Ils n’en connaissaient le reste, à commencer par le fameux Joyau, que par ouï-dire. Nerswekwos n’en avait rien vu, ou si peu, et n’en avait rien su décrire, si ce n’est l’indicible splendeur. Tous ses visiteurs, du plus noble au plus humble, restaient frustrés et insatisfaits. Leur admiration et leur joie stupéfaite devant ce qu’il leur avait laissé admirer n’arrivaient pas à le cacher. Il leur manquait, pour que leur bonheur soit entier, deux choses : un récit complet du raid de la bouche même de son chef, et la vision de la gemme dont tous les admirateurs extasiés vantaient la beauté et l'unicité. Il les avait bien fait mijoter. Il était temps, en cette avant-veille du jour de Thonros, ouverture officielle du troc, de leur apprendre le déroulement de sa dernière saison, avec, en bouquet final, la prise du joyau.
Il partit à la recherche de son crieur, le même depuis l’année de son avènement. S’il avait bien vieilli, sa voix était restée aussi claire et sonore. Il lui donna ses instructions. Il s’en fut, proclamant par tout le wiks et le camp que son roi les conviait tous à venir banqueter le lendemain au plus haut du soleil. Après, il conterait, pour leur plaisir, les tribulations et les prouesses qui lui avaient valu, signe d’alliance et d’affection des dieux, ce joyau qu’ils pourraient tous contempler dès l'aube du jour de Thonros. Des acclamations saluèrent ses paroles.

01/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 245

LE RAID
 
 
 Le camp et les enclos élevés pour les hôtes avaient été construits en voyant très large, trop même aux yeux des anciens. Habitués à cent jours de pauvreté pour un d’opulence, ils multipliaient les avis de faire plus petit. S'ils n’étaient pleins à déborder, leur clan perdrait la face. On dauberait sur sa gloriole... Voilà ce qui arrive, quand on veut péter plus haut que son cul !
Il avait ignoré ces craintes, même s’il s’en était agacé à l’extrême. Il avait, tant elles se révélaient vaines, tout lieu de s’en réjouir. Oh, on récriminait encore… dans le sens opposé. Ces rares déçus, hôtes tardifs logeant à la belle étoile, le taxaient de mesquinerie et d’incapacité à penser grand. Bravo à ses messagers ! Ils avaient parlé comme il fallait du raid et de son butin. Jamais son renom n’avait autant grimpé.
Comme chaque fois qu’un village se distinguait, on s’y pressait pour en admirer les héros et leurs prises. L’immense camp paraissait, en cette avant-veille du jour de présentation solennelle du butin et du troc, d’une ridicule exiguïté. Quelle affluence, et tous n’étaient pas encore là ! Le village et ses alentours étaient eux aussi pleins de cette foule impatiente, jouant des coudes, se bousculant, piétinant les champs, parfois. Dieux jumeaux de la nature merci, ils étaient moissonnés, et pas encore ensemencés. Les paysans se plaignaient néanmoins de l’honneur que faisaient tous ces hôtes abusifs avides d’admirer les résultats du raid déjà légendaire... Il resterait dans les mémoires.
Certains affectaient un air blasé. Mais ils scrutaient, quand ils se croyaient hors de vue, toutes les merveilles exposées. Cette curiosité n’était pas feinte. Leur intérêt croissait à leur vue. Beaucoup posaient des questions d’un air de fausse innocence, dans l’espoir d’en savoir plus sur ces trésors ramenés de chez les Muets. Ils étaient des acheteurs potentiels. Leur désir ne s’éteindrait qu’assouvi. Les trocs s’annonçaient fructueux.

29/11/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 243

Et il y avait ce mot du patrouilleur sur un “ signe annoncé ”, sa réaction quand il avait vu la pièce majeure du butin. Il était normal qu’au vu de sa beauté, il ait tenu à avertir ses mandants au cas où ils voudraient troquer ce joyau contre un troupeau de beaux coursiers. Mais il avait à ce point pressé son messager... Et pourquoi cet honneur inouï conféré au forgeron, rien que pour s’en être emparé ? S’il lui avait parlé un peu de son raid, il aurait été plus disert. Il avait sa fierté. Il attendrait l’ouverture du grand troc pour l’interroger, à moins que l’homme de Kerdarya ne se décide à parler avant. Sans son usage de partir au combat à peine terminés les tournois, il en aurait su plus long par les prêtres allant de village en village... Pas de regrets ! Son clan vivait de butin, non d’anecdotes et de nouvelles.
Le voisin de Pewortor, qui avait fui – oui, c’est le mot – mal à l’aise devant sa joie étrange pensait lui aussi, en priant, à ces malheurs des temps anciens où luttaient dieux et démons. Si, soudain, le hideux prodige de la nuit surgissant en plein jour, comme il lui était arrivé de le craindre certains jours d’orage, survenait à nouveau ? Les hymnes disent que toute chose se répète. Le chef forgeron ou sa lignée, commandant à la nuit, reviendrait à la tête de cent mille démons. “ Quand l’ordre du monde sera brisé... ” ... Ce parvenu et son fils brisaient cet ordre, comme l’irruption de la ténèbre en plein midi. L’ancien chaos et la lutte des démons acharnés contre les dieux lui avaient donné naissance. Si le démon qui possédait son corps s’élevait contre les neres, quel monde naîtrait ?
Le prêtre avait fini son oraison. Il donna congé à tous et resta seul dans la nuit. Pourquoi chez tous ceux qui l’avaient entouré pour la prière cette palpable tension ? Il se réjouit de la ferveur angoissée avec laquelle ils avaient imploré le ciel. Toutes les générations avant eux avaient prié ainsi. Le malheur que leurs invocations révoquaient n’était jamais survenu. Il fallait penser à celle qui viendrait, à celle qui la suivrait, à toutes les autres... et avoir envers elles la même sollicitude que les premières leur avaient montrée. C’était ces actes de dévotion qui lui faisaient barrage. Ils constituaient un obstacle et un repoussoir à cette abomination qui en entraînerait bien d’autres.
Il tomba à genoux. Il ferma les yeux. Il eut, sous ses paupières, la vision de ce moment maudit. Il vit arriver le jour où Akmon supplantait, ne serait-ce qu’un instant, Dyeus ; le jour où, comme disent les prophéties, l’astre couleur de nuit, au plus fort de la brillance du soleil, le dévorait et le recrachait. Sa lignée ne le verrait pas, et il viendrait pourtant bientôt. Bientôt... Que veut dire bientôt au regard des dieux, pour qui un jour est plus court que le vol d’une flèche ou plus long que la vie d’un vieillard chargé d’ans, à leur gré ? Qu’importe, la simple perspective entrevue suffisait à geler son cœur.
Sa lignée serait-elle plus malheureuse de disparaître, où d’assister à la fin d’Aryana évoquée par la prophétie ? Il demanderait à ses ouailles de prier Dyeus, encore, toujours. Tant qu’un des siens l’implorait, un même jour continuait. Oui, il fallait prier. Cela retarderait à jamais le bientôt.

28/11/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 242

Même les plus ivres, qui avaient hoqueté entre chaque mot lors de leurs récits, la psalmodièrent sans la moindre erreur ni hésitation. L’eussent-ils été dix fois plus qu’ils n’en eussent pas manqué un mot. Elle avait prouvé son efficacité. Nul n’aurait songé à en changer une parole, non plus qu’à oublier de se la réciter avant de tomber dans le sommeil. Ceux d’Aryana avaient, depuis que le monde était monde, prié avec une piété et une ferveur suffisante. Le jour avait toujours, aussi loin qu’allait la mémoire, répondu à la supplique de ses adorateurs. Il n’avait jamais manqué de déchirer l’obscurité pour réapparaître aux yeux de ses suppliants.
Les prêtres, qui dirigeaient cette prière nocturne, appréciaient leur piété. L’alternance du jour et de la nuit serait assurée. Mais avant que l’on ne connaisse cette invocation et que le peuple ne se soit répandu sur la terre, ce n’avait pas toujours été le cas. Dans les âges très anciens, il était arrivé que Dyeus voilât longtemps sa face, tandis que le froid, frère juré des plus noires ténèbres, venait glacer corps et âmes. Ces temps, grâce à la multitude des fils et servants du dieu jour, étaient révolus, et le resteraient tant qu’ils suivraient la voie droite. Mais malheur à eux s’ils laissaient croître et prospérer en leur sein blasphème et impiété. Des voyageurs, venus de plus loin qu’on ne peut concevoir, leur avaient conté qu’ils avaient ouï dire qu’Akmon, le firmament, était venu défier Dyeus en plein jour et l’avait tenu en échec un moment. Ils avaient rameuté toutes leurs ouailles pour qu’ils le redisent et, à l’entendre, tous avaient frémi. Le cataclysme avait beau avoir frappé des terres où Dyeus n’était point adoré, il préfigurait ce qui pourrait arriver, même en Aryana, si la loi divine était insultée. Alors, Aryana n’existerait plus, ceux du nord se défieraient de ceux du midi, les tribus se combattraient ou se refuseraient leur alliance, chaque clan, persuadé de sa piété et de la forfaiture des autres, s’en éloignerait... Pour combien de générations, pour quelles guerres fratricides ? Il n’y fallait pas penser et prier, très fort, et respecter l’ordre divin.
Cette nuit, la prière s’élevait, bien haut, vers la voûte où chaque lueur était une brèche minuscule forée par le dieu jour. Chacun savait que la force de ses mots, s’ajoutant à l’effort divin, la fendillerait, la rongerait, la dissoudrait. C’était cette aide infime des hommes qui, combinée à la vigueur du dieu clair, brisait ou érodait la pierre noire, semblable à une dalle de tombeau, qui enfermait sa puissance. Il les avait désignés pour l’appuyer dans cette tâche toujours renouvelée. C’était leur honneur et leur fardeau. Qu’ils en soient indignes et laissent la nuit envahir le domaine de leur père Dyeus, ils ne mériteraient plus d’être un seul peuple à son service. Ils devraient alors régner sur toute la terre, chacun de leur côté, pour redevenir ses fils... Ce serait leur nouvelle mission, qui leur permettrait de pouvoir un jour, après la faute, se dire à nouveau enfants du jour.
Kleworegs y pensait, serrant son glaive. Il trouvait dans cette malédiction un espoir. C’était comme la punition du guerrier qui retrouve par son courage le statut qu’il a perdu, et dont la gloire, trempée au feu de l’épreuve, resplendit après la honte. Et si – non, ce n’était pas un blasphème – les héros chantés dans les hymnes ancestraux avaient été eux aussi les fils d’un antique châtiment. Le sort qui attendait Aryana impie ressemblait fort à celui qui continuait à frapper les terres foraines, celui du monde aux temps immémoriaux où le vice et la vilenie le régissaient, où le chaos semait le trouble et mêlait tout en un magma informe. Tel serait Aryana si elle péchait... Et comme ces dieux et ces héros avaient remis l’ordre sur terre et chassé les forces mauvaises, des guerriers se lèveraient pour laver sa honte et devenir, aux yeux de leurs descendants, aussi grands que ceux jusqu’où ils avaient voulu se hausser. Le monde serait, comme dans les temps de la création, semblable au sortir d’une jarre renversée, jusqu’à ce que dieux et héros naissent de son sol et établissent un monde meilleur, dont elle était le fleuron.
Ces temps de confusion avaient été une pépinière d’êtres au-dessus des hommes par le courage et la force. Il s’en savait pourvu à l’envi. Il ne souhaitait pour rien au monde la fin d’Aryana, mais plus que tout, maintenant qu’il avait un fils, devenir un de ces héros que tout roi revendique pour ancêtre. Au contraire de ceux-ci, qui avaient reconstruit sur des décombres, il bâtirait sa gloire en grandissant la gloire de sa nation. Il serait le premier à faire l’objet d’une vraie épopée de son vivant. Quel honneur pour sa lignée quand les siens diraient à ceux qui écouteraient les diseurs sacrés : “ Nous connaissons cet homme ! Il est notre roi ! ”