09/12/2011
AUBE, la saga de l'Europe, 253
... Il fallait aussi protéger nos arrières, et prévenir toute mauvaise surprise. Je laissai en arrière-garde quelques cavaliers pour faire la liaison avec le gros de mes forces. Ils se tiendraient prêts à foncer nous prévenir si nous étions suivis, et à fondre sur tout petit groupe trop indiscret. Il n’aurait pas fallu que quelqu’un se mêlât d’avertir les Muets les plus proches de notre présence et de l’abondance de notre butin. Je fus vite rassuré. Pas d’ennemis à l’horizon. Nous n’aurions pas à craindre d’être pris à revers. Notre seul adversaire serait la horde. C’était bien assez...
... J’étais édifié. Je pouvais, sans risque, laisser nos captifs et notre butin, lourds handicaps pour la poursuite et l’attaque éclair, sous la garde de dix mains d’hommes. Il me suffisait d’y poster mes meilleurs archers. Je pouvais partir en paix. Ils tiendraient jusqu’à notre retour si jamais les Muets survenaient malgré notre vigilance. Je cherchai une petite élévation de terrain assez étendue pour les accueillir avec captifs et butin, et quasi inexpugnable. Les dieux nous offrirent bien vite un petit tertre idéal pour nos projets. Surplombant la steppe et couvert de petits bosquets propres à camoufler une armée, il découragerait tout assaut, sauf à accepter d’y perdre des centaines d’hommes. Nous l’occupâmes sans tarder. Ce fut ensuite, peut-être, le pire moment. Je fus bien en peine pour désigner qui allait rester, qui allait traquer et assaillir la horde. Chacun y tenait. Il aurait imaginé que je le tenais en piètre estime si je l’avais commis à la garde des captifs, moins glorieuse que l’attaque. À la fin, je retins ceux qui souffraient de blessures légères ou me semblaient fatigués, les charrons, les forgerons. Ils protestèrent. Ils s’étaient bien battus. Ils méritaient mieux que ce travail humiliant de garde-chiourme. Les charrons crièrent à leur tour. Les chariots pouvaient se briser au cours de leur capture. Il faudrait, pour que la troupe reparte avec eux sans délai, des artisans habiles et experts. Ils avaient raison. La prudence conseillait de nous éloigner sans tarder du lieu de notre exploit. Je pris avec moi les meilleurs et les plus forts, usant de mon autorité et promettant à tous, pour aplanir les ultimes différents, une part égale de butin. Nous partîmes à chevauchée forcée vers notre cible, avides de vaincre, insoucieux de mourir...
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08/12/2011
AUBE, la saga de l'Europe, 252
Je regrettai mon réflexe. Sa mort avait rendu espoir à nos captifs. Sa cervelle, d’un gris sale mêlé de rouge, avait éclaboussé ma plus belle fourrure. Nos captifs crurent qu’il m’avait blessé. Qu’il n’en soit rien n’avait rien changé. Ils avaient repris courage. Après son exécution, et jusqu’à ce que nous détruisions la horde, il passa pour un prophète, celui de notre destruction. Il avait prédit sa fin, et qu’elle préfigurerait la nôtre. Ils nous voyaient bientôt comme lui et, quand nous les pressions, ricanaient... Bientôt, la grande horde nous écraserait ! Ceux qui en ignoraient tout n’en étaient pas les moins certains. Nous dûmes, ce qui ne nous était jamais arrivé avant, trancher la gorge de quelques meneurs. Je n’en fus pas fier. Tuer un captif, en plus d’être lâche, est stupide. Cela diminue un butin pour quoi on a peiné et risqué gros... À quelque chose ce malheur fut bon. La colère d’avoir dû les sacrifier nous donna la volonté de nous emparer de la horde, malgré sa puissance. Elle effaça la peur que nous aurions pu ressentir. Nous nous mîmes en route. La victoire serait au bout...
... L’atmosphère nous pesait. Nous continuâmes vers le midi. Nous bifurquâmes, suivant ses indications, vers une très haute montagne au couchant. En entendant quelques ricanements – discrets, l’exécution des meneurs était passée par-là –, je le revis. Quoique rachitique, c’était un gaillard. Aucun homme, depuis que je maniais une arme, ne nous avait fait autant de mal. À quoi ce courage lui avait-il servi ? Il était mort, et nous vaincrions sa malédiction... Enfin, je l’espérais. Il me restait un petit pincement au cœur. Rien que pour cela, pour chasser ce doute, pour que les Muets perdent à jamais l’envie de se moquer, victoire posthume du captif que Thonros ne nous pardonnerait point, nous devions écraser la horde. En attendant, il avait réussi ! Nous courions, comme s’il nous l’avait ordonné, sus à la cible qu’il nous avait désignée et, si elle n’était que moitié aussi redoutable qu’il l’avait prétendu, à notre perte. Là encore, il aurait vaincu. Mais Thonros ne saurait, de cette défaite, nous tenir rigueur...
... Non, il n’y aurait pas de défaite ! Ni dans notre abstention, ni dans notre anéantissement. J’avertis les miens de se tenir prêts à se battre à l’arc et au javelot. Ce sont armes de gens sans grand courage, mais les lois de la guerre autorisent à s’en servir en cas de trop grand déséquilibre. Notre honneur ne souffrirait pas... Thonros merci, nous n’en eûmes pas besoin. Le grand dieu des combats, en nous laissant entrevoir la horde comme une multitude, n’avait voulu que nous éprouver. Devant notre dégoût à manier ces armes de couard, il nous fit rencontrer une bande qui, malgré sa richesse en combattants, n’était pas au-dessus des moyens d’une troupe de presque trente mains d’hommes (les autres gardaient les captifs) sachant se battre, comme la nôtre...
... Trois ou quatre jours après, nous rencontrâmes ses premières traces. Nous les examinâmes. Elle était moins nombreuse que nous ne l’avions craint. Cela ne l’empêchait pas de posséder – d’avoir volé – de quoi remplir, jusqu’à faire s’enfoncer leurs roues profond dans le sol, quatre gros chariots, lourds et pansus. Si son butin était aussi riche qu’il semblait, les dépouilles gagnées dans cet assaut vaudraient, maintes fois, les risques. Nous essaierions de les réduire encore. Nous devions, pour cela, en savoir plus sur notre proie...
... Par ses traces, nous pouvions déterminer sa vitesse et la distance qui nous en séparait. Bouse et crottin, par leur état de fraîcheur, permettent de deviner depuis combien de temps l’animal est passé. Si la horde faisait halte chaque soir, on devrait en trouver des concentrations. Il calculerait la distance entre chacune. Il se faisait fort de savoir ainsi le chemin parcouru par la horde en une journée, et de deviner le temps qui nous restait pour la rejoindre. Eussent-ils fait des bivouacs, c'eût été plus facile. Dans nos terres, nous allumons des feux pour nous protéger du froid de la nuit. Les Muets, eux, ne le font presque jamais, comme s’ils craignaient un ennemi attiré par leurs foyers. Il leur faut, pour s’y risquer, une sécurité absolue. Est-il meilleure preuve qu'ils usurpent ces plaines ? Qui aurait peur sur sa propre terre ! Nous serions, quand nous verrions leurs feux, sûrs de les surprendre...
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07/12/2011
AUBE, la saga de l'Europe, 251
... Cette menace ne me fit ni chaud ni froid. On m’en avait déjà lancé, de ce genre, plus qu’il n’est de brillantes au firmament. Elle ne m’en déplut pas moins. Je bridai le réflexe, bien légitime, qui me démangeait, de brandir ma masse et de lui briser la tête. Je voulais avant – Ah, j’en vois qui ont l’air déçu. Ne vous inquiétez pas ! Il a payé son insolence déplacée – en connaître plus sur ce qu’il avait appelé la grande horde, quoi que ce puisse être : fable destinée à nous effrayer et à rendre cœur aux siens – fourberie usuelle –, secret, ou fait connu d’eux tous mais qu’il avait eu, lui, l’imprudence ou le front de nous révéler. Leurs réactions le laissaient croire, sans nous l’assurer. Il se pouvait qu'ils n’aient ri et trépigné de joie qu’à cause de sa bravade, sans rien savoir de cette réelle, ou prétendue, horde...
... Son interrogatoire fut aisé. Egnibhertor n’arrivait pas à le suivre. Questions, menaces, étaient inutiles. Par la massue de Thonros, c’est lui, au contraire, qui nous menaçait. La horde, la grande horde, existait. Il était trop heureux de nous en parler, que nous tremblions et fuyions. Nous en rîmes. Des paroles ! Il s’emporta. Il nous jura bien que non. La meilleure preuve en était que son frère (C’était, je l’appris par ses voisins, un mauvais sujet, ripailleur, chapardeur et violeur, jadis exilé par les siens.) en faisait partie. Je me demandais encore s'il n’affabulait pas. Que valaient ces témoignages ? Deux des nôtres me firent signe. Ils avaient fouillé en se bouchant le nez sous un monceau de peaux mal tannées, plus proches de la charogne que de la fourrure. Ils y avaient découvert un glaive, de mauvais cuivre certes, mais à la poignée guillochée d’or. Nos forgerons y reconnurent un travail étranger. Cette trouvaille appuyait les assertions sorties d’entre ses noirs chicots...
... Je le poussai dans ses retranchements. Vaine fatigue. Nous voulions savoir où opérait sa grande horde. C’est du meilleur cœur qu’il nous l’indiqua. C’était, je l’avais déjà compris à son recrutement et à son butin, un de ces ramassis de brigands qui, nombreux et prêts à tout, vivent du sac des riches caravanes. Il nous invita à lui livrer assaut, pour nous faire détruire et réduire en bouillie sanglante... Ce que mon marteau fit de sa tête aussitôt que j’eus compris qu’il n’avait plus rien à nous dire. Comme il l’avait proclamé bien fort, et ils l’avaient tous entendu, il ne vivrait pas assez longtemps pour le voir, mais périrait heureux... Nos sorts étaient liés.
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06/12/2011
AUBE, la saga de l'Europe, 250
... Bien pourvus de sauvagine, bièvres, goulpils, nous poursuivîmes notre route. Très vite nous nous retrouvâmes en pleine terre des Muets, dans ces steppes vallonnées où pas un arbre n'arrête le regard. Là, nous n’allions plus nous frotter à de misérables traqueurs d’inoffensives bêtes à fourrure. Nous ferions face à des clans entiers d’ennemis endurcis et cruels qui, s’ils pensaient à s’unir, nous écraseraient comme mouche entre deux pierres... Dieux merci, ils se haïssent encore plus qu’ils ne nous craignent. Je n’ai jamais entendu parler – si, une seule fois, il n’y a même guère – d’une action concertée de leur part...
... Nous lançâmes une suite de raids destructeurs. Chaque fois nous leur ôtions cent guerriers ou plus. Nous prîmes, avant de passer plus au midi où sévissent les pillards, un imposant cheptel de nombreux bovins et captifs mais, hélas, bien peu de chevaux. Le petit bétail, je vous en ferai grâce. Il ne nous servait qu’à la bombance. Nous n’en avons pas tenu compte dans le butin.
Nous en étions à notre dixième assaut. À l’issue de notre victoire et du rassemblement des vaincus, l’un d’eux, alors que je m’en approchais, me hurla au nez, dans son parler barbare. Je ne le compris pas. Je crus néanmoins distinguer le mot “ grand ”. Je l’avais appris à force d’entendre mes serviteurs.
À l'ouïr gueuler ainsi, me soufflant dans les narines une haleine de dents pourries et de viande mal digérée, ils ricanèrent. Ils auraient dû être glacés par l’accablement qui saisit tout captif sitôt après la défaite qui l'a privé de liberté. Pour qu'ils réagissent ainsi, les mots assenés par ce barbare superbe malgré son malheur portaient un message, d’une rare force, d’espoir de délivrance et de vengeance. Je les lui fis répéter. Il les clama encore plus haut, m’empuantissant derechef, sous leurs ricanements toujours plus hostiles. Egnibhertor avait appris le langage des Muets qui, entravés, charrient les pierres mères du métal. Il s’approcha et me rapporta, sans doute adoucies, ses paroles de défi : “ Chétifs chiens châtrés, pilleurs de villages sans défense, la grande horde vous crèvera tous ! ”...
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05/12/2011
AUBE, la saga de l'Europe, 248
Tous les notables avaient été conviés à voir le Joyau. Il serait bien retourné vers celui qui avait parlé du Signe. Il était déjà couché. Il avait grande envie de l’imiter. Le lendemain serait rude. Tout le monde était arrivé. Il tenait à briller devant eux... Tant pis pour les retardataires. Ils n’auraient rien perdu s’ils arrivaient le jour de Thonros. Ils profiteraient, comme les autres, du spectacle de ses richesses, à commencer par son joyau. Là-dessus, il alla dormir. Il ne se réveilla le lendemain qu’au milieu de la matinée.
Le repas du midi fut une réunion comme on ne se souvenait pas d’en avoir vu, depuis qu’il y avait des rencontres de clans, dans la région. L’impatience de l’entendre effaçait tout. Les convives ne remarquèrent même pas que sa bière était éventée. Ils étaient tant qu’on avait pris de vieilles réserves pour étancher la soif de tous. Il en avait bu. Bien que personne ne lui en ait encore reproché la fadeur, il était rouge de honte. La foule hurla pour lui réclamer le récit de son périple. Il entendait mal. Ses hôtes se plaignaient de la mauvaise boisson. Ils lui en demandaient des comptes. Il se leva, l’air un peu égaré. Il fut vite détrompé. L’enthousiasme, proche de l’émeute, le rasséréna. Il avait enfin son public, celui dont il rêvait, nombreux, du plus haut rang, impatient, désireux plus que tout de l’écouter. Il ne perdit pas le temps de monter à la tribune préparée pour donner plus de poids à son discours et à l’ostension du Joyau. Il imposa le silence, commença sa geste :
– Prêtres, rois, guerriers, villageois, amis d’ici ou venus de très loin, d’endroits dont je connaissais tout juste le nom et où j’ignorais que le bruit de mes actions eût jamais pu parvenir, je n’ai pas l’éloquence du récitant, qui donne au combat de deux puissants béliers pour une frêle brebis la dimension de l’épopée. Même parmi les guerriers, je passe pour savoir mieux me battre, et vaincre, que parler. Pourtant, il est de mon devoir d’hôte de vous conter par le menu ma grande saison ; de mon devoir de chef de guerre d’honorer et de porter au grand jour le courage de ceux qui m’ont suivi ; de mon devoir d’homme pieux de vous montrer combien Thonros et Bhagos me favorisèrent face à l’ennemi. Puissent-ils, car je vais parler pour leur gloire, rendre ma parole aisée...
... Les dieux, dans leur bonté coutumière envers notre clan généreux en sacrifices, nous avaient accordé, comme chaque année depuis que je suis roi, la victoire aux jeux du printemps. Nos adversaires, malgré leur vaillance, avaient tous succombé devant nous, et de nouveaux chevaux, d’un dressage accompli, avaient rejoint nos enclos. Je prenais déjà mes dispositions en vue du prochain raid que je préparais avec ma – je la confesse, ce n’est pas un défaut – méticulosité habituelle. J’examinai chaque guerrier (il me fallait les plus forts et les plus agiles, tous en parfaite santé). À part ceux mal remis des blessures reçues au cours des années précédentes, tous pouvaient m’accompagner. Il n’était pas question de le refuser à aucun de mes hommes valides. Ils s’étaient tous nourris au temps du froid et du repos comme les troisième caste afin d’en laisser plus aux dieux, et en avaient reçu, malgré ou grâce à ce renoncement, une vigueur plus grande. Ils n’auraient pas admis qu’elle restât inemployée ici. Je vérifiai ensuite le bon état des chevaux (ils seraient notre garantie d'attaquer vite et bien, en nous permettant de fondre comme la foudre sur l’ennemi, et de nous porter en tout lieu, même éloigné, où se présenterait une occasion de beau butin) et les fis raser. Au temps chaud la monture du guerrier est glabre, pour la distinguer de celle des auxiliaires. Je fis aussi l'examen des sabots des bœufs qui tireraient nos chariots de butin. Aucune trace, chez eux comme chez nos chevaux, de fourbure ou autre mal. Enfin, je regardai, par acquit de conscience, les armes que le ner Pewortor et ses... euh... nos forgerons avaient préparées et révisées. Je n’eus aucune mauvaise surprise. Nos tournois m'avaient rassuré. Leurs glaives étaient solides à toute épreuve. Ils n’avaient pas souffert des combats où ils nous avaient aidés à vaincre. Nos haches de guerre, elles, auraient fendu un crâne de pierre. Pourquoi m’en étonnais-je ? La suite de Thonros nous les envierait (“Allons bon ! Qu’est-ce qui m’arrive ! ? Je fais l’article pour mes forgerons et leurs armes ! ”). Les chariots eux aussi étaient sans défaut. Les charrons les avaient tous révisés ou en avaient construit de tout neufs pendant les mauvais jours. Ils avaient tout calculé pour que, quel que soit la saison ou le temps, ni roues ni bâtis ne jouent. Peut-être m’avez-vous trouvé un peu maniaque. J’en suis fier. Plus on épargne de travail à Bhagos et à Thonros, plus ils vous aident. C’est ce que dit le bhlaghmen et, comme tout ce qui sort de sa bouche quand il parle du sacré, c’est pure vérité...
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