23/02/2012

Aube, la saga de l'Europe, 305

Ils arrivèrent à la première levée. Un prêtre les accueillit. Il les pria de s'arrêter. Il prit une mine interrogative. Patience ! Les hiérarques venaient de se faire confirmer leur arrivée. Ils en répandaient partout le bruit. Ils devaient attendre que chacun, prévenu, ait quitté sa tâche pour descendre les honorer, eux et leur précieux fardeau. Les patrouilleurs prirent congé. Ils retournaient à leurs rondes.
Il les salua d'un air distrait. Il jaugeait, du coin de l’œil, le rempart. Il était haut comme deux hommes, vertical du côté des arrivants, couronné d'une palissade de forts rondins. Sur sa chaussée, des postes de guet s’échelonnaient tous les cent pas. Sa vue décourageait l'attaque, et si des fous passaient outre, les guerriers, au sommet des talus aménagés et dans les trouées entre les anciens mamelons en partie rasés, les repousseraient sans peine... De tels remparts étaient autre chose que sa clôture.
Il s’en lassa vite. Il aurait cent fois l'occasion de les observer de près. Allaient-ils attendre encore longtemps ? Il avait soif. Pouvait-il boire à sa gourde d'hydromel devant les gardiens ? Le messager, lui, bâfrait et rendait compte de sa mission entre chaque bouchée quand ils faisaient le pied de grue comme gens de rien. Quelle amertume de voir traités ainsi le Joyau et ses protecteurs ! La réception devrait compenser l'attente !
Bien juché sur son char, il croisait et décroisait les doigts. Le pire était de n’avoir aucune idée de sa durée. Heureux messagers ! Ils entraient partout sans délai. Comment se débrouillait-il ? ... Ah, être dans la peau d’un furet ou d’une couleuvre chasse-souris, lové dans un recoin de la salle du trône, pour l'entendre !

Le messager n'avait eu qu'à montrer son enseigne pour être admis dans la citadelle. Assurés de sa mission, les gardiens de la trouée avaient sonné de la corne pour l'annoncer aux guerriers de la polis, énorme bâtisse, fortifiée et entourée d'une palissade de troncs d'arbres centenaires, contenant en son sein le palais royal, les principaux sanctuaires, les salles de conseils des prêtres et des rois.
Un second coup de corne avait répondu. Les lances qui l'avaient arrêté s'étaient décroisées. Il pouvait pénétrer dans le troisième cercle, en direction de la citadelle.
Il était tôt. Une intense activité régnait déjà au pied du tertre où était bâti le vrai Kerdarya. Indifférent à cette agitation, à cette presse, à l'animation que donnaient au camp installé au bas du tertre sacré artisans et troqueurs, il s'était présenté sans délai devant les gardiens des massives portes de la ville-ner. Peu après, le temps d'avertir les principaux prêtres et le regs regom, on l'avait invité à entrer et emmené au palais.
Il y avait suivi son guide. Il s'attendait à voir, trônant, le roi des rois. Le regs bhlaghmen, entouré des plus hauts prêtres, l'accueillit. Des bruits couraient sur leur rôle accru depuis l’affaire des voix. Il n'en sourirait plus. Ils venaient, sous ses yeux, de s'avérer.
Le regs bhlaghmen l’avait salué sans l’inviter à parler. Il le regardait avec avidité, presque désir. Il retardait l’instant d’entendre que le Signe était arrivé. Il était loin, au temps où le roi de tout le peuple était choisi dans les première caste. C'était avant la grande expansion, avant que le diadème ne soit passé sur la tête des manieurs du glaive victorieux. Il ne leur était resté que le sacré. Le Joyau – le patrouilleur arrivé une demi-lune avant l'avait confirmé – en participait. Le prêtre recevait au palais royal, avant tout le monde, ses porteurs. Si cette brève prééminence, surtout protocolaire, pouvait être le signe de quelque chose de plus fort et de permanent ! Il montrerait, pendant ces jours où la pierre et ses servants seraient le point de mire, que le pouvoir leur était revenu. Si assez s'en laissaient convaincre, pourquoi ne perpétuerait-il pas cette autorité retrouvée ? Le roi actuel n'avait guère été élu pour sa forte personnalité. Il se faisait fort, bon manœuvrier, de récupérer la quasi-totalité du pouvoir dont ils avaient été dépossédés. Pourvu que le messager confirme tout !

22/02/2012

Aube, la saga de l'Europe, 304

LE TRIOMPHE
 
 
 
Ils se réveillèrent à la prime aube, les yeux encore embués de rêves. Le messager sauta sur son char prévenir de leur arrivée. Il n'avait pas prévu toute cette ferveur populaire. On devait s'interroger sur leur retard. Il avait, Dieux merci, été large. Ils arriveraient le dernier jour de sa pire estimation. L'attente rendrait l'accueil du Joyau plus réussi encore.
L'escorte suivit. Les bœufs du chariot limaçaient sous sa masse pansue, soudain sensible. Personne ne les en houspilla. À côté de l'impatience nichait une appréhension d’enfant qui n'ose regarder ses cadeaux et en retarde l'instant. Bientôt, pourtant, et tout lente qu'ait été leur marche, ils parvinrent au bord d'un cercle de gras pâturages. Ici commençait Kerdarya.
Ils firent halte, cœur noué de pénétrer dans la ville sanctuaire. Ils ne s'étaient pas attendus, à leur départ, à une telle émotion. Leur hésitation fut brève. Ils n'avaient pas reculé devant la grande horde, pourtant terrible. Ils iraient du même pas assuré vers leur triomphe. De quoi avaient-ils peur ? Ils n'avaient aucun lieu de craindre d'entrer dans leur cité. Elle allait les acclamer et faire une grande fête en leur honneur. Elle n’abritait ni monstres, ni démons, que des divinités favorables... Quant aux hommes... Seuls le roi des rois et les plus hauts prêtres y résidaient en permanence. Un homme qui se rêve le plus grand de son peuple tremblerait-il devant eux ? Si c’était un temps de conseil, il rencontrerait de nombreux rois de tribu, le secondant et prenant part à ses décisions. Pas plus à Kerdarya que dans leurs fiefs, ils n'avaient rien qui leur en impose. Pewortor les souhaitait même nombreux. Ils seraient une excellente pratique pour ses glaives.
Avant, il fallait traverser plusieurs cercles. Le premier, parcouru en permanence par de petites, mais très actives patrouilles, dont une se dirigeait vers eux, était un immense anneau de pâturages. Ils leur souhaitèrent la bienvenue. Ils les savaient arrivés depuis la veille au soir. Ils s'engagèrent à leur suite. Les prés étaient occupés par les seuls gros bovins et presque vierges d’humains. Les rares pasteurs, saluant avec affectation, y semblaient plus en promenade que commis à leur garde. Ils n'en étaient pas moins vigilants. Ils avaient observé l'arrivée de l'escorte et avaient aussitôt prévenu. Pas étonnant qu'une troupe soit venue dès qu'ils avaient avancé vers le cercle d'herbe verte. Elle les avait fêtés. Elle aurait aussi bien, au moindre soupçon d'intentions hostiles, fondu sur eux pour les détruire. Sous le même masque bonasse que son village en été, Kerdarya était bien gardée.
Ils continuèrent parmi les prés. Ils atteignirent, au pas lourd de leurs bœufs, une levée de terre. Attendre, encore attendre ! Que ce temps, au moins, ne soit pas perdu ! Kleworegs examinait tout. Étonné du petit nombre des bouviers, reconnaissables à leurs peaux lainées, il s'inquiéta du peu de soin dont les troupeaux semblaient entourés. Les patrouilleurs rirent. Ils n'avaient pas besoin de gardiens de troisième caste. C’était des guerriers trop âgés pour les grandes expéditions, encore bon pied bon œil, qui les surveillaient.
Ils constituaient le trésor commun des anciens messagers. À l'âge où les autres participent aux raids source de richesses, ils chevauchaient pour le bien commun. Ils servaient Aryana sans crainte de leur avenir. Ils travaillaient pour elle, elle pensait à eux. C'était leurs terres, leur bétail. Ils les gardaient comme ils gardaient leur cité jusqu'au jour de leur dernier combat, voie privilégiée au banquet de Thonros. Il les observa. Ce bon pied bon œil dont ils se prévalaient ne lui faisait pas illusion. Ils ne pouvaient guère, avec leur poil grisonnant et la force et les réflexes en rapport, faire plus. Si son groupe avait présenté le moindre danger, ce n'est pas eux qui l'auraient accueilli.
Une telle vie n'était-elle pas enviable ? Passé huit ou neuf mains d’ans, c'était une agréable sinécure. Au vrai, leurs seuls ennemis étaient les meutes de loups et les mange-miel. Les combattre est considéré à l'égal de lutter contre un guerrier ennemi. Cela préservait leur dignité... sans grand risque. Les fauves ne s'aventuraient pas souvent à attaquer les bovins. Les forêts à l'entour regorgeaient de gibiers faciles prêts à tomber sous leurs griffes ou leurs crocs... Peut-être y aurait-il rêvé, et y aurait-il trouvé une félicité extrême... il y a longtemps. Ses ambitions avaient crû. Il aurait méprisé une telle fin.

20/02/2012

Aube, la saga de l'Europe, 303

Il ne l’était pas. Il cherchait l’épreuve à lui infliger. Pourvu qu’il ne mette pas aussi longtemps que pour Medhwedmartor ! Il avait trouvé. Il les ferait se combattre. C’était la meilleure solution. Il pourrait arrêter le duel quand il le désirait, selon son privilège de roi juge de combat. Il ne se solderait pas, aux dieux plaise, par son immanquable issue : la mort de son minuscule assaillant. Il se fixa une limite. S’il tenait le temps de la prière aux morts, il arrêterait le duel. Résister tout ce temps prouverait sa valeur. Il en sortirait sans ressentir l’opprobre d’une méprisante indulgence.
Kleworegs les fit venir devant lui. Medhwedmartor avait déjà son arme. On tendit au gamin un glaive léger, énorme au regard de son allure frêle. Il avait, pour guérir de sa blessure, puisé dans ses ressources. Son visage émacié, ses membres efflanqués, le semblaient plus encore devant la robustesse joviale de son adversaire. Il faudrait que Thonros veuille le protéger pour qu’il tienne. La prière aux morts n’est pas des plus courtes.
Ils se mirent en garde. Medhwedmartor, râblé comme un mange-miel, le regardait avec condescendance et même – sentiment qu’il découvrait – pitié. Il n’en montrerait pourtant aucune. Il passerait ainsi sa colère envers Kleworegs qui lui opposait aussi piètre antagoniste.
Le meurtrier manqué avait décidé de se battre. Il perdrait, non sans avoir résisté longtemps, longtemps. Sa mère lui avait conté l’histoire du chevreau attaqué par le loup. Il lui avait tenu tête jusqu’au matin afin que les démons de la nuit ne s’emparent de son âme. Il ferait aussi bien. Tenir jusqu’à ce qu’il meure avec honneur. Il ne tendrait pas la gorge au bourreau. Ce serait plutôt à lui de craindre pour son intégrité. Il ne périrait pas sans avoir fait couler son sang.
Kleworegs donna le signal du combat et commença sa prière. Déjà, les glaives s’entrechoquaient. L’arme était lourde au bout du bras du vengeur. Il la maniait pourtant avec une surprenante aisance. Son agilité d’écureuil compensait sa moindre habileté. Son poids était aboli. Il était plume ou feuille, mais pourvue d’une volonté. La puissance de ses coups contredisait son aérienne légèreté. Le gardien d’armes n’attaquait plus. Il se défendait, parait les bottes, reculait parfois, taureau se gardant du taon. Soudain, ni l’un ni l’autre n’en crut ses yeux. Son bras venait de s’orner d’une profonde estafilade. Un « Ah ! » stupéfait jaillit de toutes les poitrines.
Il ne leva pas les yeux. Il les avait clos pour prier. Il ne les rouvrirait qu’à la fin de sa prière, ou du duel s’il n’avait le temps de se la réciter tout entière. L'ouïe suppléait la vue. Il le vivait avec plus d’intensité que tous ceux auxquels il avait jamais assisté, yeux béants et exorbités. Le fracas du bronze se cognant au bronze en sonores envolées et les cris d’admiration et d’encouragement à l’adresse des lutteurs frappaient ses oreilles. Le combat continuait. Tout ce vacarme lui en traçait la tournure. Le jeunot faisait plus que tenir. Il attaquait. Il volait de droite à gauche sans sortir du cercle formé pour prévenir la fuite d’un possible lâche. Il tentait à chaque instant d’infliger une nouvelle blessure à un adversaire furieux qui se contentait de parer. Il allait, à ce rythme, s’essouffler, vite s’épuiser.
Medhwedmartor attendait cet instant de pied ferme. Il réglerait son sort d’un seul coup bien porté. On n’avait pas idée de résister aussi longtemps ! Les Muets qu’il avait expédiés avaient fait moins de manières. Quelle honte de n’être pas encore venu à bout de ce petit démon volant ! Se mêlait à cette honte un grain de fierté. Même criminels, ceux de sa race se battaient bien.
Vint le moment où, comme prévu, il commença à flancher. Ses envols se firent moins aériens, ses gestes plus lents. Sa lame lui pesait. Il devait pousser une attaque décisive pour abattre son adversaire, à tout le moins le désarmer. Kleworegs ouvrit les yeux. Les glaives se croisaient. Il y eut une suite de passes à peine perceptibles, au bout desquelles le jeune meurtrier se retrouva en position soit d’être désarmé, soit d’avoir le poignet brisé ou tordu. Il n’avait qu’un moyen de s’en tirer, à la portée des seuls hommes très bien entraînés. Qu’il le découvre serait la preuve que Thonros l’inspirait. Alors il arrêterait le combat.
Il frissonna. Il allait perdre. Jamais il n’avait appris à se battre en duel. Il devait, se fiant à sa seule intuition, trouver une parade... Et il n’avait qu’une mince fraction d’instant. Son instinct pallia son ignorance. Il prit son glaive de l’autre main et, après une fente et une virevolte, en porta un grand coup. La lame aurait percé le ventre du pendu s’il n'avait minci. Kleworegs les sépara. Il était édifié. Sa prestation l’avait marqué. Pas encore parvenu à l’âge guerrier, il avait failli vaincre un homme qui s’entraînait tous les jours au combat. Il promettait !
Le gardien d’armes alla prendre son outre d’hydromel. Il y but puis la tendit, toute rancune abolie, à son adversaire épuisé. Il n’en voulait pas à qui l’avait blessé en défendant sa vie. À lui-même, peut-être. Il regarda l’entaille à son bras et le petit point rouge juste au-dessus de son nombril. Il haussa les épaules. Un jour, il exhiberait cicatrices plus glorieuses.
 
Il rappela son cheval. Ils firent passer le chariot et se remirent en route. La course des deux enrhumés leur avait dégagé les bronches. Il n’y avait plus personne qui ne puisse paraître dans l’honneur. Ils arrivèrent à ciel rouge à l’orée de l’immense forêt. À une demi-journée de leur halte se dressait, forme vague sous les rais du soleil couchant, le sanctuaire de leur proche triomphe. Ils s’endormirent sitôt que les ténèbres le leur eurent caché. Cette nuit encore, ils ne feraient que rêver du pouvoir. Demain, ils en palperaient la réalité.

17/02/2012

Aube, la saga de l'Europe, 302

Il avait bien parlé. Le bhlaghmen hocha la tête. Kleworegs, après une brève hésitation, l’imita. L’escorte hurla de joie, glaives brandis. Il demanda le silence.
– Je déclare le ner Pewortor, qui m’a sauvé la vie, mon frère de sang. Qui lui nuira me nuira, qui lui manquera me manquera. Que chacun l’entende, prêtre, guerrier, ou producteur !
On cria et on applaudit, moins fort. Pewortor avait eu beaucoup de chance. Il imposa à nouveau le calme.
– Toi qui as couru pour me prévenir du mauvais coup tramé contre moi, tu t’occuperas de nos chevaux. Un homme qui sait choisir et élever de bons coursiers est précieux. Nous l’honorerons.
Le cri de joie fut beaucoup plus sincère. Tous aimaient les armes et les chevaux, mais comprenaient mieux ces derniers. L’honneur fait au convoyeur leur était plus sensible.
Ils croyaient qu’il en avait fini. Sa voix retentit de nouveau. Ses paroles les ébranlèrent.
– Et toi, jeune fou qui as voulu me tuer, plus vaillant que bien des guerriers, me suivrais-tu ?

De tous ceux entourant Kleworegs, il fut le plus surpris. Il imaginait son destin. Au pire il le laisserait vivre avec sa honte, au mieux il lui ferait subir le sort qu’il s’était juré de lui infliger. Ses mots lui semblaient irréels. Ce pardon ne s’obtiendrait pas sans peine. Il se prépara à entendre l’énoncé de son épreuve. À quoi devrait-il se soumettre pour être admis à chevaucher au côté de celui que sa folie l’avait poussé à vouloir tuer ?
Il ne lui en parla pas encore. Il voulait comprendre. Pourquoi avait-il parcouru la moitié d’Aryana pour mettre fin à sa vie ? Une réflexion du héros des Loutres lui revint : « On peut s’attendre à tout des lâches. » Il n’en garantissait pas l’exactitude au mot près, mais était certain de son sens. Et si ces lièvres avaient envoyé à ses trousses d’autres vengeurs ignorant, comme lui, la vérité ? Ils croiraient faire œuvre pie. Les pauvres, ils ne servaient que la mesquine vengeance de faux guerriers, trop couards pour se porter au combat ou l'avouer à ceux qu’ils envoyaient tuer peut-être, à coup sûr mourir.
Il le rassura. Il avait vu la honte et l’affliction régnant dans son village, en avait demandé l’origine, était parti. Lui seul avait songé à venger l’honneur. S’il s’était ouvert de son intention à son roi, il aurait tenté de l’en dissuader.
Kleworegs croisa les bras. Il étudia un long moment son tueur. Il n’arrivait pas à le haïr.
– Eh bien, cela fait le deuxième – le seul, maintenant – guerrier courageux de ton village !
– Qui était l’autre ?  
Il reprenait espoir. Non de vivre, de retrouver son honneur. Il périrait en homme allé trop loin pour défendre une mauvaise cause qu’il croyait bonne, non en vil fou meurtrier. Ce serait là l’indulgence de Kleworegs. Il serait étonné qu’elle aille plus loin, jusqu’à lui laisser la vie.
– Le vieil estropié dans sa hutte, à l’autre bout de votre wiks.
– Ah, le fou ! Enfin, ils disaient le fou, et nous défendaient de lui parler. J’ai compris, à présent !
– Bien tard !
– Alors, tue-moi vite !
– C’est ce que tu mérites, mais je t’ai déjà proposé de vivre. Aucun de ceux qui m’entourent ne peut dire que je n’ai pas donné sa chance à un homme courageux de notre peuple. Courageux, tu l’es, entreprenant aussi, à n’en pas douter, et il m’a fallu une chance peu commune pour que Pewortor évente ton piège. Je serai mon propre ennemi si je te faisais mourir, bien que... Tu n’as pas eu ces scrupules, toi. Mais tu es presque un enfant. Tu croyais venger ton clan. Moi, je suis un roi. Serai-je assez bas pour tirer vengeance de toi ? Mes hommes savent la réponse.
Les acclamations lui confirmèrent qu’il avait eu son petit effet, au vengeur qu’il vivrait dans l’honneur. Dans l’honneur ? Pas sans avoir prouvé par quelque acte héroïque son désir de se voir pardonné. Vanité satisfaite, il se retourna vers lui.
– Regarde-toi ! Je ne sais ton âge, mais je suis sûr que tu n’as pas encore livré ton premier vrai combat. Pourtant, tu prétends et tu veux l’être...
– Je le suis !
– Si j’étais sûr que tu ne l’es, je t’aurais dit de filer. Un enfant ne sait ce qu’il fait... Mais bon, tu es un guerrier... Tu dois subir une épreuve. Thonros lui-même décidera s’il te pardonne.
– Si j’en sors vivant, me permettras-tu de te suivre et de mourir pour toi ?
– Si tu t’en sors, c’est que tu es bon guerrier. Je ne me priverai pas d’un bon guerrier.
– Je suis prêt. Je t’écoute.

16/02/2012

Aube, la saga de l'Europe, 301

Quel passage étroit ! Le chariot passerait-il sans se heurter aux arbres qui le bordaient ? Il serait difficile de lui faire franchir la racine sans le vider. Kleworegs s’avança. Son étalon allait s’engager...
En arrivant devant le passage, Pewortor avait cru voir une forme, indéfinie et fugace, parmi les branchages le surplombant. Il y avait là-haut des feuilles encore vivaces. Pour saluer la fin prochaine de la traversée de cette forêt, il en cueillerait une de son fouet. Elle serait un talisman, symbole du triomphe de la volonté sur les forces de la nature, et de la force des armes humaines sur cette même volonté. Il leva la tête. Une sueur glacée l’inonda. Quelqu’un guettait là-haut, hostile, prêt à bondir...
Entre le fouet et la forme armée qui s’abattirent sur la croupe du cheval de Kleworegs, ce fut une course de vitesse. Une course à la mort. Entre l’arrivée de la mèche et celle du meurtrier, l’espace, tout réduit qu’il était, fut celui d’une vie. La monture fila comme une flèche tandis que le jeune homme, partant en arrière, en tombait pour se rattraper à sa queue, dans l’espoir stupide d’arriver à y remonter. Pewortor avait suivi son roi, sautant par-dessus la racine. On entendait des cris. Ils venaient d’un groupe de trois guerriers. Ils hurlaient à Kleworegs qu’on allait tenter de le tuer. Peut-être les cris avaient-ils commencé un peu plus tôt. Le forgeron n’en avait rien entendu. Il saisissait la bride du coursier de son roi encore tout ébahi, qui l’agonisait d’injures... pour s’arrêter soudain. Il avait aperçu son jeune tueur manqué, se relevant, poignard à la main, couvert de feuilles mortes et d’humus. Il se mit en garde. Pewortor l’imita, puis d’autres, accourus. Il fut bientôt entouré de toute l’escorte. Le convoyeur leur avait tout expliqué. Elle était prête à lui faire le pire des partis. En un instant, il fut désarmé. Kleworegs se planta devant lui, furieux :
– Ce n’est pas mon genre de tuer les fous. J’ai changé d’avis. Si encore nous avions eu querelle, je comprendrais ta tentative absurde… Mais nous ne nous sommes jamais vus. Tu n’es qu’un pauvre, un misérable dément. Remercies-en le ciel, tant que tu n’as tenté de t’en prendre qu’aux hommes. Qui sait, si tu t’étais échappé, si tu ne t’en serais pris aux dieux ?
Il releva la tête. Il était prêt à mourir... comme vengeur, non comme fou.
– J’avais querelle avec toi, Petnesyo ekwosyo Kleworeg ! Tu ne m’as pas entendu ? J’ai frappé au nom des Loutres.
Sa mâchoire en tomba d’un coup. Son meurtrier raté semblait si sérieux ! Mais son prétexte était si stupide, si insensé ! L’imagination, comme les mots, lui manquaient. Entre le claquement du fouet et le hennissement de douleur de sa monture, il n’avait rien entendu de sa dédicace. Tant mieux d’ailleurs. Elle l’aurait laissé sans défense, de stupéfaction. L’autre aurait eu le temps de le tuer. Il en était encore sans voix.
Le bhlaghmen, bousculant les guerriers, s’approcha. Il avait entendu sa remarque. Avant de mourir, il devait savoir... Ou fallait-il lui laisser ses illusions ? Il croisa le regard de son roi. Il n’y avait aucune haine dans ses yeux, plutôt de... la pitié. Sa colère était retombée. Le jeune homme n’avait pas fait vibrer en vain, même à son insu, la corde sensible du courage et de l’honneur.
– Si je te jure, par les jumeaux du serment et du châtiment du parjure, que pas une de mes paroles ne sera mensonge, me croiras-tu, guerrier ou futur guerrier des Loutres ?
– Guerrier ! Ne l’ai-je pas prouvé ?
– Alors, me croiras-tu ?
– Oui. Un prêtre ne mentirait pas à qui va mourir.
Il lui fit le récit du guerrier mort dans son village. Ses narines s’étaient pincées. Il n’ouvrit la bouche que pour lui faire réitérer son serment. À la fin, il n’y tint plus. Il tenta de se jeter sur un glaive. Le guerrier le retira à temps. Il se mit à trembler, secoué d'une fièvre de honte et de sanglots. Il ne pouvait rien se reprocher. Il avait été à son tour le seul homme de son village. Il avait cru venger son honneur... Tous ces efforts... vains, accomplis dans un but injuste ! Il tomba à genoux. Merci aux dieux de l’avoir empêché de tuer sa cible ! Il se tourna vers le forgeron. Béni soit-il d’avoir fait échouer sa tentative ! Même le convoyeur, qui s’était promis de lui casser la tête, se sentait indulgent. Il n’avait pourtant pas de quoi se réjouir. Il aurait dû être le héros de la fête, pour avoir sauvé la vie de Kleworegs... Et ce n’était ni lui, arrivé un instant trop tard, ni le colosse, sans qui le roi serait tombé, gorge ouverte, mais le coupable qui était en point de mire. Qu’il ait au moins le mot de la fin !
– Ce qu’il vient d’apprendre l’a tué. Passerons-nous une lame à travers un cadavre ?