15/03/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-21


– Je ne reviendrai pas sur ma décision.
 Son visage ne se détendit pas. Jamais il n’avait vu une telle haine sur un visage de femme. Il se sentit misérable. Il se voulut implacable. Il haussa le ton.
– Je ne changerai pas d’avis. Tu as compris !
 Elle garda le même masque impénétrable. Ses paupières étaient gonflées, grosses de larmes que son orgueil ne laisserait jamais couler. Il essaya de se justifier :
– Ecoute, dhugter mene, crois-moi. Belonsis fera un époux parfait. Il te plaira, j’en suis sûr. Si ses hommes sont tout ce que je t’ai dit, il n’est pas comme eux. Rends-toi compte ! Il m’a dit qu’il se sentirait honteux si tu avais à te plaindre de lui ne serait-ce qu’un jour. Sont-ce des paroles d’homme mauvais, pour qui sa femme n’est qu’une servante mieux née que les autres. Pourquoi doutes-tu qu’un homme et une femme puissent s’aimer, même si leur mariage a été décidé en dehors de leur volonté... Si encore j’avais discuté de cette alliance avec son père, tu pourrais dire que je n’ai songé qu’au clan... Mais j’ai aussi voulu que tu sois heureuse. Ton mari est aimable, connaît tous les chants de sa tribu, et sera prêt à t’écouter, si tu sais t’en faire aimer... et tu le sauras, car qui pourrait te résister ? Je demanderai à un de nos poètes de célébrer ta beauté. Il n’aura pas assez de mots, ou aucun ne sera assez fort, pour la décrire. Ton mari et toi vous aimerez, j’en suis certain. Et aussi fâchée sois-tu envers moi en ces jours, aussi reconnaissante tu seras quand tu vivras auprès de lui. Tu l’aimeras, te dis-je !
– Tu m’as vendue !
– Me le reprocheras-tu, si ton mariage est heureux et fécond, et si tu aimes celui que je te destine.
– Oui, et prie pour que nous ne tombions pas amoureux l’un de l’autre. Si je suis seule, et qu’il me néglige, je te haïrai de m’avoir vendue, mais je ne pourrai que pleurer. Si nous nous aimons, je saurai le persuader de te haïr autant que moi. Kleworegyo dughter esmi, dughter tewe esmi ! Et tu verras que pour aimer ou pour haïr, ton sang est le plus fort. C’est toi qui m’as faite ainsi. Nous nous mépriserions tous les deux si je te pardonnais.
– Permi ! Tu ne penses pas ce que tu dis !
– Bien sûr, je le pense. Est-ce qu’une fille de haut roi peut penser autre chose ?

14/03/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-20


– Ecoute, Permi, tu es fille de haut roi. Tu comprendras. Nous, nous devons aller combattre. J’en sais qui ne le font pas toujours de bon gré, mais qui le font cependant et qui, pour se laver de la première honte qu’ils ont eue, abattent tant d’ennemis qu’ils deviennent enragés quand ils s’aperçoivent que leur glaive n’a plus rien à moissonner. Tu pars comme ces guerriers, mais imagine la joie que tu auras à porter de futurs rois ou hauts rois. La tribu où tu vas entrer est la plus glorieuse d’Aryana. Crois-tu que j’aurais voulu une moindre alliance pour ma fille ?
– Le seul époux qui m’aurait convenu est un époux que j’aurais choisi !
– Les dieux me coupent les oreilles, d’avoir entendu une telle sottise !
Il resta un bon moment, bouche bée, à regarder sa fille. Le spectre hideux de la folie aurait-il frappé sa descendance ? Il l’examina, cherchant avec attention sur son visage les stigmates de son égarement. Si ses yeux brillaient de l’éclat violent de la colère, souvent semblable à celui de la folie, tout, dans le reste de son attitude, démentait qu’elle ait pu en être frappée. Les pommettes brillantes, la mâchoire lancée en avant, les bras croisés sur sa poitrine qui était déjà celle d’une femme, elle semblait bien plus un guerrier au défi qu’une femme égarée.
« Comme elle me ressemble ! » Il l'admira. Il en avait vanté la beauté à son futur époux, mais avait été au-dessous de la vérité. Il n'avait su lui parler de la force colorant le moindre de ses gestes, transparaissant dans la moindre de ses attitudes... « Peut-être ai-je mieux fait, d’ailleurs. Il n’aurait pas accepté de bon cœur pour épouse une femme à ce point capable de le dominer. » Il sentait sa volonté, la puissance de son refus... C’était par sa faute. Il avait chaque jour présenté les Chasseurs de loups comme des brutes frustes et malpropres. Elle avait trop bien compris la leçon. Elle les détestait, et leur roi, qu’elle devait épouser, pour le premier, aussi fort qu'il le lui avait appris. Elle s’en trouvait trahie et avilie. Honte sur lui de l’avoir conduite sur les chemins mêlés du désespoir et de la révolte. Il était trop tard. Il s’était engagé. Il serait beau s’il retournait auprès de Belonsis pour lui expliquer que, tout bien pesé, elle refusait de l’épouser. Qui suivrait un roi des rois qui cède ainsi à une femme ? Il se raidit.

13/03/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-19


Il prit congé, sans un mot. Il ferait connaître par son héraut le moment et l'ordonnance des cérémonies. Mêlant les festivités de l’arrivée dans les terres nouvelles et du mariage, elles réconcilieraient chacun autour de lui et du nouveau couple, en associant les plus réticents à la joie de la fête. Nul ne saurait pour quoi les participants à la ripaille s’étaient réjouis. Tous ceux qui festoieraient en cette proche journée reconnaîtraient par là sa légitimité. Il y gagnerait tout autant que Belonsis.
 Il arriva en vue des tentes et chariots de son clan. Il s’arrêta un bref instant, se saisit le menton :
– Maintenant, il faudrait peut-être que j’annonce à ma fille que j’ai décidé de la marier, et à qui.
 
– Je ne suis pas une servante, qu’on vend comme ça au premier passant pour faire une affaire!
– Calme-toi! Belonsis est un très beau parti, beau garçon, en plus. Des milliers de filles t’envieraient, et toi...
– Oui, moi...
– Et toi, tu fais la fine bouche, tu décides que celui que je t’ai choisi n’est pas assez bien pour toi. Qui voulais-tu donc pour époux ? Le fils aîné du roi des rois ? Remarque bien que ça ne m’aurait pas déplu, mais il a une femme, et tous ses frères avec lui.
– J’aurais voulu que tu ne me maries pas à un ennemi. J’en ai entendu de belles sur Thonronsis et sa bande. Tu me livres à des loups. Je ne serai pas une épouse, mais un otage. Et tu prétendais m’aimer.
– Belonsis n’est pas un loup. C’est un garçon de valeur, guère plus âgé que toi... Tu n’aurais quand même pas voulu d'un vieillard ?
– Ta femme n’est pas beaucoup plus âgée que moi !
– Tu veux dire... moi, un vieillard ! Mais amène-moi tous les jeunots que tu veux, et je te les casse en deux... Et puis qu’est-ce que tout ça a à voir avec ton mariage. Tu serais mon fils, tu aurais vu, si on discute mes décisions.
– Tu m’as vendue !

12/03/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-18


– Je ne voulais pas favoriser un seul d’entre vous au détriment de tous les autres... Et je voulais pour notre tribu une alliance profitable. Kleworegs est haut roi, et il n’y a que trois mains de hauts rois en Aryana. Bien sûr, si l’un d’entre vous a mieux à me proposer... mais je crains qu’il ne soit trop tard. Nous avons échangé des serments. Et il m’a accordé tout ce que je lui demandais.
 Il continua. Kleworegs l’écouta sans grand plaisir, ne lui prêta plus qu’une oreille distraite. Ne le citer que par son nom, omettre avec soin ses titres, n’avait rien d’amical... Peut-être devait-il cette impolitesse à son auditoire. Il n’aimait pas plus ses derniers mots. Ils puaient le mensonge éhonté... à moins que Belonsis n’ait su, dès le début, ce qu’il voulait. Il avait poussé ses premières exigences très haut dans le seul but de parvenir au résultat présent. Il n’empêchait... Alors que tous les autres clans se fondraient en une seule tribu, ceux des terres au-delà du fleuve du levant garderaient leur indépendance. Ils seraient, au rebours de tous les autres, une tribu dans la sienne... Ce que Thonronsis aurait voulu, son alliance en plus. Même s'il comptait lier son gendre dans tout un filet d’obligations, il avait, pour le moment, gagné.
 Il observa ses hommes. Quelques-uns, les plus vieux ou les plus sages, chuchotaient à l’oreille de leurs voisins. La houle de colère s’apaisait à mesure que leurs paroles passaient. Il y avait même des sourires, des airs réjouis, des amorces de ricanements quand leurs regards rassurés croisaient le sien... Il avait raté une réflexion de son futur parent. Quelles étaient ses dernières paroles ? Il avait parlé du soutien des dieux, et de leur versatilité. Où avaient-ils trouvé motif à rire ? Il l'écouta, plus attentif... Mais non, rien. Ce n’était plus que des phrases vides. Il avait manqué quelque chose d’important, qui ne repasserait pas. Tant pis. Il se résignerait à lui faire confiance. Une fois tous leurs serments échangés, il serait lié à lui et devrait lui être fidèle, sauf à encourir l’ire des dieux... (« Et il y aura toujours ma fille pour l’influencer. Entière, obstinée, elle le manœuvrera... comme moi, quand l’envie l'en prend. »)
 Il avait encore affaire. Sa présence était désormais inutile. Belonsis, à voir l’attitude de ses guerriers, les avait gagnés à sa cause... pour de bonnes ou mauvaises raisons, il serait toujours temps de le savoir.

11/03/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-17

La porte de la tente venait de s’ouvrir en grand. Les deux rois en sortaient, souriants. Les hommes de Belonsis s’entre-regardèrent, aussi mécontents que leur chef semblait satisfait. Ils le virent les examiner, s’attardant sur les plus importants d’entre eux, qui tous avaient des filles ou des sœurs à marier. Ils seraient déçus, mais il n’en avait cure. Le mariage avec la fille de Kleworegs, s’il allait pour un bref moment tous les fâcher, n’aurait en fin de compte que des avantages. Il aurait été prisonnier de sa belle-famille et aurait eu à souffrir de la jalousie de tous ceux qui avaient vu leur parentèle rejetée. L’union avec cette étrangère au clan lui simplifiait la vie. Mieux valait une colère générale, qui s’éteindrait bien vite, qu’une longue jalousie recuite de tous ceux qui avaient été écartés. Mieux valait une belle-famille qui se mêlerait peu de ses affaires que des beaux-frères qui tenteraient chaque jour de l’influencer au prétexte de leur alliance.
 Il leur fit un grand sourire. Il le voulait plein d’ironie. Ils y virent l’annonce d’une heureuse nouvelle... Mais quelle bonne nouvelle pouvait sortir d’une entrevue avec Kleworegs ? La réflexion, après coup, vint assombrir leur belle humeur. Tous levèrent la tête comme pour l’interroger. Il ne les fit pas languir.
– Chasseurs de loups, voilà ce que Kleworegs et moi avons décidé. J’ai résolu, sur sa proposition, de prendre sa fille pour épouse.
 Un grondement monta de la foule. Chacun espérait qu'il épousât un jour sa fille et sa sœur. Il les décevait tous. Même si la raison leur dictait qu’il n’aurait pu prendre qu’une seule épouse, tous avaient espéré qu’elle serait de leur famille. Seuls les plus sages avaient été effleurés par l’idée qu’il aurait pu, pour des raisons d’alliance, se lier avec celle d’un roi ou haut roi d’une autre tribu... De là à épouser la fille de celui qui avait usurpé la place de leur précédent roi...
 Il fut désarçonné par leur réaction. Il se tourna vers Kleworegs. Son calme rejaillit sur lui. Il éleva le ton, leur imposa silence.