07/04/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-43


– J’attendais ton réveil, Kleworeg !
– Ah, c’est toi, Belonsis. Déjà réveillé ?
– Pas encore endormi, tu veux dire. Je pense que ta fille portera bientôt mon fils.
– Ah oui ? Elle est bien jeune pour ça, tu sais !
– Elle est jeune, mais forte, et une vraie femme. Et je croyais que tu attendais avec impatience qu’elle ait un enfant.
– Oui, oui, bien sûr. Tu n’as rien d’autre à me dire ? Prends de quoi manger et boire. Tu dois avoir envie de dévorer, hein ?
– Oui, et de me reposer, et de retrouver mon épouse, mais je suis venu te demander ce que nous devons faire, aujourd’hui, et les jours qui viennent. Mes hommes n’ont pas été très enthousiastes, ces derniers temps, et ils veulent te montrer leur zèle, maintenant.
– Si vous avez de bons charrons, vérifiez et réparez tous vos chars et chariots, sinon, je vous enverrai les miens.
– Inutile, nous pouvons nous en charger.
– Dans quelques jours, je te verrai pour discuter de notre futur itinéraire. Tu choisiras les terres qui te conviennent, où le clan des Chasseurs de loups chassera et paîtra ses troupeaux.
– Ce sera le Midi. Toutes ces terres devraient être remplies de villages opulents. Quant aux paysans qui voudront s’y installer, nous saurons leur faire respecter les lois d’Aryana. Eux aussi contribueront à ta gloire.
– Vous n’en avez pas amené beaucoup.
– Non, mais tous ceux qui sont venus auront besoin de nous avant longtemps. Nous les protégerons, et ils travailleront pour nous.
– Et s’ils préféraient la liberté, s’ils voulaient créer leurs propres koimos, se défendre seuls contre hommes ou bêtes ? Tu sais, il n’y a peut-être aucun danger sur ces nouveaux territoires.
– Non, les dieux ne nous auraient pas fait un tel cadeau empoisonné… Tu te rends compte, aucune occasion de raids ou de beaux combats, aucun espoir de verser le sang, d’accomplir des exploits qui inspirent les chants. Je ne peux y croire.
– Tu es si pressé que ma fille soit veuve ?
– Non, d’en faire.

06/04/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-42


La nuit était tombée. Chacun, après la prière pour conjurer le jour de revenir, était parti dormir. Kleworegs songea à sa fille, peu préparée à ce qui allait lui arriver cette nuit. Il ne lui avait parlé, et sa femme avec lui, que de devoir, d’enfants à porter, d’honneur, de fidélité... pas un mot sur le plaisir et l'acte d'amour. Elle arriverait dans le lit de son mari aussi ignorante que sa propre épouse, qui ne voyait dans les étreintes qu'un devoir oscillant entre l’ennuyeux et le douloureux. Certes, Belonsis considérait sa fille comme une idole, et sans doute, puisque l’amour des deux jeunes gens semblait réciproque, elles ne seraient pas pour elle une corvée, mais un plaisir et une joie. Belonsis aurait à son égard une délicatesse et une pudeur presque féminine méprisables chez un homme... mais bienvenues en cet instant.
« Un homme faible pour que ma fille soit heureuse, un homme fort pour qu’il combatte sans faillir à mon côté. Je ne sais pas ce que je veux ! »
Il grogna. Sa femme se réveilla. Pourquoi n’était-il toujours pas couché?
– Tu ne comprendrais pas !
– C’est ta fille, hein ? Comment ça s’est passé ?
– Elle et Belonsis s’entendront bien. Ils sont beaux, jeunes, et se plaisent. Que demander de plus ?
– Oui, que demander de plus ?
Elle se retourna et sembla se rendormir. Et s'ils faisaient l’amour ? Il songea à sa fille. Non, en besognant sa femme, il ne cesserait d'y penser, et à sa première nuit avec son époux. Il se voyait dans la peau du jeune roi. Il se refusait à cet inceste à distance. Il se leva et engloutit une outre entière d’hydromel, de quoi l’assommer jusqu’au lendemain.
« Et s’il restait devant ma fille comme devant une déesse, sans oser y toucher. Si la peur le prenait ? Quelle honte pour Belonsis, qui devrait me la renvoyer, ou plutôt, serait obligé de cacher son malheur, l'entourant de prévenances, afin qu’elle ne le quitte pas et ne révèle pas sa faiblesse. »
– Non, ce serait trop beau !
– Qu’est-ce que tu dis ?
– Ah, tu ne dormais pas ! Rendors-toi, moi, je sens déjà que je m’en/
Il s’écroula sur sa couche, la tête sur son ventre. Le soleil de midi les réveilla. 

05/04/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-41

Que fait Belonsis ? Cela l’intriguait, et les hommes du jeune roi, qui ne le voyaient plus au bivouac d’honneur, avec lui. Ils chuchotaient, les yeux écarquillés, s’interrogeant, essayant de deviner. Les plus malins avaient tous leur explication, mais elles ne devaient guère être convaincantes, et ils étaient contraints de baisser le nez sous les sourires ou les mouvements d’ironie. Belonsis revenait enfin.
Il n’était pas seul. Une petite foule le suivait, traînant tout le gibier sacrifié dans sa battue. Il le montra à Kleworegs, puis cria à la cantonade :
– Les Chasseurs de loups offrent toute cette bonne viande aux autres, pour qu’ils s’en régalent en l’honneur de mon mariage avec la fille de Kleworegs. Son fumet montera aux narines des dieux avec celui des taureaux sacrifiés pour les remercier et attirer de nouvelles bénédictions sur tous ceux qui suivent Kleworegs dans la voie qu’ils lui ordonnent. Tel est mon gage de fidélité au père de ma femme.
Kleworegs le remercia, et tous le louèrent. Belonsis regarda tout autour de lui. Il cherchait à voir les visages de ses compagnons, tremblant qu’ils soient enragés de son initiative. Non, pas la moindre colère, le moindre reproche. Ils semblaient l’approuver. Il ne comprenait pas.
Ils croient que ce que je fais cache quelque chose... Je ne cherche que notre gloire.
Il était trop lié aux siens. Un jour, Kleworegs échouerait dans quelque entreprise. Tout bénin que soit cet échec, il s’élèverait contre lui... A moins qu’il n’ait réussi à faire taire toutes les rancœurs, à faire accroître aux siens qu’il valait mieux le soutenir dans une épreuve peut-être provisoire que l’accabler. En aurait-il la force ? Il le devrait pourtant sous peine d’être indigne d’être roi ou de périr de leur colère.
 « J’en parlerai à mon épouse. »
Ce n’était pas non plus une pensée de roi… ni même d’homme. Il n’en eut cure. Elle était belle, et sûre d’elle... Pourvu qu’elle soit aussi sage.
 
 Le banquet dura jusqu’au soir. On entonna des chants en l’honneur du Belonsis, et tous lui souhaitèrent d’être vite père d’un garçon robuste pour lui succéder lorsque le poids des ans serait trop lourd. Kleworegs se mit lui aussi de la partie, bien qu’il eût de beaucoup préféré que son gendre n’ait que des filles. Les représentants des producteurs y allèrent eux aussi de leurs vœux, et tout inférieurs qu’ils étaient aux yeux de Belonsis, ils furent bien accueillis. Qui saurait mieux parler de la fécondité, et en invoquer les dieux, que ceux qui travaillent la Terre et dépendent des forces qui rendent les sols fertiles ?
 Le dernier à parler, sur l’insistance réitérée du haut roi, fut Udnessunus. Les hommes de Belonsis avaient beau être dans la joie de la fête partagée, ils grondèrent en l’entendant. Sans lui, leur ancien roi serait à la place de Kleworegs. Belonsis accueillit ses vœux avec beaucoup plus de plaisir, mais afficha une froideur hargneuse pour plaire à ses compagnons. Le jeune paysan sentit leur hostilité, et fit vite. A peine son discours terminé, il se replongea dans la ripaille, comme si rien autour de lui n’existait.
 – Je t’ai déjà fait des coutres, mais je crois que je vais devoir te forger un glaive !
Il tourna la tête. C’était Pewortor. Le forgeron s’installa à sa droite.
Udnessunus le regarda, pensif. Pewortor respecta son silence. Il finirait bien par lui répondre.

04/04/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-40

Il sourit. Entre les hommes de Belonsis qui étaient venus assister au sacrifice et étaient restés, ceux qui étaient partis et revenus, et ceux qui avaient suivi leur roi après son mariage, il ne restait plus grand monde chez les Chasseurs de loups. Ils viendraient bientôt, rage au cœur, incapables de résister au parfum et au plaisant vacarme. Il fit passer à ses guerriers l’ordre de les bien recevoir et de les inviter à tout partager en abondance. Déjà, ceux qui, obéissant à Belonsis, avaient accepté de côtoyer les autres clans, se dégelaient, échangeaient des récits d’exploits guerriers et de bonnes fortunes, et ne se faisaient pas prier pour engouffrer les mets offerts.
La fête continua. Petit à petit, des hommes de Belonsis arrivaient. On les accueillait par des démonstrations de joie trop excessives pour venir du cœur. Ils les acceptaient comme un dû. Personne ne relevait leur arrogance. Ce serait pour plus tard, peut-être, quand les derniers à venir se conduiraient de même devant les convives ivres et devenus oublieux des conseils de modération. Quelques hommes devaient rester lucides pour régler les querelles qui éclateraient alors... La réconciliation était trop fragile même si, il en aurait juré, son gendre était sincère. Elle ne réussirait que si ses hommes faisaient preuve de bonne volonté et ne contrecarraient pas ses efforts.
Belonsis se leva et repartit vers son campement. Il l’aurait bien suivi, mais un tel geste serait malvenu. Il regardait ses guerriers, ceux restés pour festoyer et qui formaient quelques noyaux compacts et inentamables, ceux venus avec lui, répartis dans tous les autres groupes, et ceux qui arrivaient de loin en loin, installés à la fortune du pot. Ils étaient moins méfiants, presque amicaux... Voilà qu’il parlait d’eux comme de ceux que les siens rencontreraient bientôt, et qu’il essaierait d’amadouer de la même façon. Ces étrangers adopteraient envers lui et les siens la même attitude de méfiance qui ne demande qu’à disparaître ou à se transformer en une carapace de haine, pour un mot, un geste, heureux ou malheureux.

03/04/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-39


Kleworegs et Belonsis avaient fini d’échanger leurs serments. Le haut roi regarda son gendre.
– Voilà ! J’espère que les tiens seront nos meilleurs guerriers, maintenant qu’ils ont compris que les dieux sont avec leurs rois.
– Oui ! Ah, Kleworegs, tu m’as comblé en me donnant une épouse aussi belle. Comment pourrais-je te manquer après une telle preuve d’amitié ?
– (Un homme peut-il penser ainsi !?)... Si nous allions fêter notre union. Venez tous au grand banquet pour célébrer notre arrivée dans nos nouveaux fiefs. Je dois aller le présider.
– Mais il y a le banquet du mariage. Nous avons rassemblé le gibier, les bêtes sont prêtes à être sacrifiées. Sors, regarde. Le bûcher est dressé.
– Ce sera comme tu veux, mais il vaudrait mieux, pour montrer combien tu m’es fidèle, que tu présides la grande fête avec moi. Nous festoierons pour le mariage ce soir, au coucher du soleil.
Permi intervint.
– Vas-y ! Ceux du Printemps Sacré doivent apprendre à connaître leur futur haut roi. Prends ton char, fais-toi accompagner de tes guerriers, et reparais là-bas. Je t’attendrai.
Kleworegs la regarda avec colère et appréhension. Comment son mari, s’il avait de l’honneur, supporterait-il qu’elle lui donne des ordres ? Il s'inclina.
– J’ai vu ta beauté. Je suis heureux de découvrir ta sagesse.
Il sortit prendre son char. Kleworegs le suivit, l'air sombre. Avait-il perdu son aînée ?... Pour la première fois, il craignait de devoir répondre oui.
 
L’arrivée de Belonsis et de ses guerriers au banquet fit sensation, et plus encore l’ordre qu’il leur donna de se placer pour que ceux de Kleworegs et les siens soient mélangés autour des feux. Chacun attendait que le haut roi ouvre la ripaille. Satisfait que Belonsis se conduise en allié loyal, même s’il n’avait amené qu’une petite partie des siens, il déclara qu’il était temps de commencer à se goberger de la viande sacrifiée. Le vent caressait sa joue. L’odeur des viandes devait parvenir au camp de son gendre. Ceux qui avaient prétexté la préparation des fêtes du mariage pour ne pas venir recevraient de plein fouet les odorants effluves des grillades, et auraient les oreilles martelées des chants joyeux de ses hommes.