09/01/2012
Aube, la saga de l'Europe, 278
Ils se présentèrent devant la porte de la réserve du sanctuaire. Le prêtre y avait entreposé les trésors du clan, à commencer par elle. Un guerrier farouche la gardait. Son abord peu engageant dissuadait tout indésirable de s’en approcher. Après ce premier gardien commis à l’entrée, deux autres se tenaient dans la maison. Ils couvaient ces richesses d’un regard de louve veillant ses petits. Pendant la foire, pour éviter toute tentative de corruption, on les avait désignés à ces postes. Pour d’obscures raisons familiales, ils se vouaient une détestation forsenée. Ils ne se seraient jamais entendus pour les dérober ou laisser quelqu'un y toucher. Ils continuaient, ayant donné toute satisfaction, à remplir leur office. S’épiant les uns les autres, ils regardaient les visiteurs, et tout être vivant à moins de cinq pas, avec l’aménité du mâtin voyant un étranger s’approcher de son tas d’os. Le k’rawal ne pouvait être plus en sûreté.
Le messager, entré sous leurs regards hostiles (pour tout le monde, Kleworegs le premier. La mutuelle promiscuité qu’il leur avait imposée leur pesait.), l'aperçut. Il était posé sur une pièce de tissu rouge dans son écrin de bois odorant et renvoyait, magnifiée, la parcimonieuse lueur des torches qui l’éclairaient. Ses yeux s’écarquillèrent. On le lui avait peint hors du commun. Sa description ne lui rendait pas justice. Il y avait, entre l’image et la vision, toute l’épaisseur du sacré. Il en ressentait toute la force. Il agrippa le bras de Kleworegs.
– Oui, elle est bien comme celle que j’ai vue, et si différente, pourtant ! Quelle taille, quelle beauté ! Par Bhagos, elle la vaut cent fois !
Kleworegs hocha la tête, un peu déçu. Il avait espéré, malgré les allusions du visiteur, que personne avant lui n’avait trouvé un joyau comme le sien. La joie l’emporta. Si une version minuscule de sa gemme était révérée dans le temple de Dyeus Pater, qu’en serait-il de celle-ci ?
– Ah, c’est quelque chose que tu as déjà vu ? Ce n’était pas aussi beau, hein ?
– Rassure-toi, ce n’est que la deuxième. L’autre était toute petite. Sans sa couleur surnaturelle et sa rareté, jamais elle n’aurait figuré au trésor d’un temple. Il fallait qu’elle existât. Elle a permis de prouver l’origine céleste de ton joyau. Il aura un sanctuaire pour lui tout seul. Il est à l’autre comme l’œil à la larme ou la Brillante aux cailloux scintillant sur la voûte nocturne.
– Quand ils t’ont montré l’autre, les prêtres t’ont-ils dit de quoi elle était faite ?
– Oui. La pierre du temple, et celle-ci, donc, sont faites d’ambre. C’est une pierre-lumière, des rayons de soleil solides. On n’en trouve qu’au pays des Swoomes.
– Les Swoomes ?
– Oui, seuls quelques messagers et de rares prêtres connaissent leur nom. Ils vivent très loin, au bord d’une grande mer. Ils s’enduisent le corps de graisse, contre le froid, et s’habillent de peaux de poisson.
– On peut s’habiller avec des peaux de poisson ? Quel prodige ! Du cuir avec la peau des esturgeons et des carpes, ou de la fourrure de brochet ! Mais où est cette grande mer, et ces gens étranges qui vivent sur ses bords ? ... Très loin d’ici, je suppose. Je n’en ai jamais entendu parler... Le monde est si vaste !
– Cette mer et ce pays sont au bout du monde. Nous ne les connaissons que par des récits de voyageurs, qui ne les ont même pas vus. Pour y parvenir, il faut chevaucher une bonne lunaison vers le couchant, puis suivre, aussi longtemps, la mousse des troncs. Tu seras alors arrivé. Tu devras encore chevaucher pour voir la grande eau... Si tu as de la chance. Leur pays est rempli de fauves. Quand tu y seras parvenu, tu rencontreras ces sauvages vêtus de peaux de poisson. Peut-être les verras-tu récoltant la pierre-soleil sur leurs plages de sable. Elle vient parfois s’y échouer après que les tempêtes ont calmé leur fureur.
– Elle vient de la mer ?
– D’après les prêtres. Il doivent en savoir plus... Si le froid sur l’eau donne la glace, pourquoi les rais du soleil ne donneraient-ils pas l’ambre. Il est bien plus rare, en tout cas. Ils t’en diront plus, s’ils le veulent. Moi, je ne sais rien d’autre.
– Ne t’en fais pas, je les interrogerai.
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07/01/2012
Aube, la saga de l'Europe, 276
Il s’y attendait. Il était prêt. Il pouvait partir. Tout était calme. Les greniers étaient pleins, le bétail gras. Il n’y avait que les nouveau-nés à tenir à l’œil. Ils étaient en parfaite santé, poussaient que c’en était un plaisir. Swensunus épuisait le lait de sa mère ; Premenos, celui de sa nourrice. Elle avait donné le jour à un enfant mort-né et débordait de lait quand l’épouse du bhlaghmen, malgré son énorme poitrine, n’arrivait pas à allaiter. Le fils de Pewortor, lui, désespérait sa mère, enfin remise. Il avait toujours faim. Cela ne gênait pas sa croissance. Il grandissait à vue d’œil, comme bourgeon au sortir de la mauvaise saison. Rien ne les retenait. Ils n’auraient, en revanche, que des avantages à partir. La remise des plus belles pièces du butin au grand trésor était un devoir. Elle était surtout la certitude de dons splendides. Pour chaque objet exceptionnel de beauté ou de rareté, sans rien de magique ou de sacré, ils recevraient un superbe étalon, orgueil des écuries royales. Pourquoi pas, et ce n’était pas vain optimisme, un petit troupeau ou la donation d’une terre, voire d’un fief étendu, source, pour eux et leur lignée, de renom et de prestige. Le k’rawal était sacré, peut-être plus. Ils avaient tout à espérer.
Il se mettrait en route sans tarder. Ses hommes ne perdraient eux non plus pas un instant.
Un guerrier entra. Il lui parla très vite. Il répondit de même. Le messager les regarda tour à tour, l’air interrogateur. Il s’en étonna.
La raison de ses sourcils froncés et de son expression d’intense réflexion ? Il les avait écoutés, et n’avait rien compris. Il avait dû être indiscret. Sans doute usaient-ils d’un langage secret quand ils se disaient de choses dont un étranger n’avait pas à connaître ?
– Penses-tu ! Bien sûr que non ! Qu’aurions-nous à cacher ? Nous avons discuté dans le patois d’ici.
Furieux, et d’autant plus qu’il avait partagé sa faute, il se tourna vers qui l’avait interpellé :
– Es-tu fou ? Crois-tu honorer un hôte en parlant devant lui comme le dernier troisième caste ! ?
Pour prouver sa bonne foi, il répéta ses paroles comme le messager aurait dû l’entendre. Il saisit, jusqu’au dernier mot, la mystérieuse conversation. Comment avait-elle pu lui échapper du premier coup ? C’était si évident. Il n’était pas permis d’être aussi bête. Il employa la langue des hymnes et des épopées, que chaque guerrier sait, pour lui dire les raisons de son étonnement et de sa gêne.
– Oui, ça va. Vous parliez trop vite, tous les deux. Pourquoi dites-vous donc essu akwas au lieu de esus ekwos ? Remarque, c’est pire, au levant. J’y étais la dernière saison chaude. Là-bas, ils disent swu aswas. Au couchant, je les comprends mieux. C’est so ekoos. Dieux merci, nous, bien nés, utilisons la langue noble ; mais nos paysans du midi ne peuvent pas parler avec ceux du couchant, et c’est réciproque. Tu as eu raison de reprendre ton homme. Nous ne devons pas parler comme eux... Sinon, un jour, nous ne nous comprendrons plus. Tout frères que nous nous sentirons, nous ne saurons nous le dire. Nous finirons par nous combattre. Vous avez vu. J’ai dû vous faire répéter... Que deviendra notre unité si ça continue... Enfin, tant que le medhu restera le medhu, nous aurons toujours un point d’accord.
Kleworegs voulut effacer son incongruité. Il reprit la balle au bond.
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05/01/2012
AUBE, la saga de l'Europe, 275
Il devait reprendre ce souffle, se remettre de ses fatigues. Il accepta volontiers de boire à la corne d’hydromel, fit comprendre qu’il ne refuserait pas de se restaurer. Kleworegs lui tendit un cruchon plein. Il le reçut avec ferveur. Il le souleva au-dessus de sa bouche et but à la régalade, en grandes gorgées, sans prendre le temps de savourer. Il avait grand appétit. Le roi fit apporter, avant même qu’il ne le demande, provende plus solide. Pour l’encourager, il y picora devant lui. L’invite était claire. Il prit à son tour des lèches de venaison, à pleines poignées. Il était gros mangeur. Leur minceur l’aurait fait, n’eût été leur abondance, grogner. Les fines tranches, fort goûteuses, convenaient tout à fait à sa bouche édentée. Il les engouffra. Le plaisir illuminait ses traits. Leur goût de faisandé et de fumage était prononcé. C’était de la vraie nourriture de guerrier. Elle donnait un sang lourd et épais, séant à merveille à l’homme né pour le combat. Tout ce gibier englouti, il reprit son cruchon. Il avala quelques gorgées d’hydromel pour à le faire passer. Il se gratta la gorge. Il parlerait sans s’interrompre.
– Le roi des rois et le conseil des prêtres d’Aryana te veulent à Kerdarya, notre sanctuaire, pour y déposer au trésor le miroir de bronze et y amener ton joyau. S’il est ce que ton messager a dit, un autel et un temple seront érigés en son honneur. S’il n’a pas fait erreur, ni exagéré, ni rêvé, il leur en a révélé assez pour qu’ils aient reconnu en ta gemme notre protecteur et notre talisman, l’image du soleil tout puissant, le symbole de l’homme brillant et clair emprisonnant à jamais son ennemi à la face sombre, de Dyeus Pater ne permettant jamais à Akmon de surgir quand il règne, de l’impossibilité pour l’astre noir, manifestation maléfique du firmament, de venir jamais dévorer l’œil du jour. Tant que nous la posséderons, aucun malheur ne nous frappera. Venez, toi, ton bhlaghmen et le guerrier qui s’en est emparé, recevoir vos justes récompenses, aimés de Bhagos et de Thonros ! Soyez vite prêts ! Kerdarya vous attend. Les prêtres chantent les hymnes, les sanctuaires sont ouverts pour l'accueillir.
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04/01/2012
AUBE, la saga de l'Europe, 274
Personne n’avait eu une meilleure idée. Le roi des rois en avait distingué l’auteur. Il lui avait confié l’étendard d’Aryana et la mission d’inviter les inventeurs du joyau. Plus de doute ! C’était le Signe. En récompense anticipée, il avait remis au blessé un torque de cuivre et une nouvelle lame. Elle remplacerait celle laissée en gage. On les avait ensuite emmenés au temple de Dyeus Pater. Les prêtres avaient fouillé longtemps pour retrouver la pierre-soleil. Ils l’avaient examinée tout leur saoul. Le chevaucheur envoyé vers Kleworegs s’imprégnait de sa vision. Il interrogeait le prêtre qui l’avait retrouvée sur ce qu’on en savait. Le blessé la scrutait avec la même intensité. Oui, le petit bloc brillant du temple ressemblait un peu au joyau saisi aux Muets. Le chevreau nouveau-né ressemble bien au plus puissant aurochs. Cela suffisait. Kleworegs avait trouvé ce qu’ils attendaient. Le messager devait partir sans délai, crevant sa bête s’il le fallait. Tant pis si, en dernier ressort, ils étaient déçus. Mieux valait se tromper par optimisme exagéré que le laisser passer par goût morbide du doute.
Il avait suivi ses ordres. On lui avait confirmé sa mission. On avait vérifié sa connaissance parfaite du message. On pouvait compter sur lui. Il avait bondi sur son char. Il avait roulé sans relâche... Il était, à quelques pas sans doute du Joyau, prêt à délivrer son message. Il changerait, si le roi et les prêtres ne s’étaient pas mépris sur lui, le destin des hommes.
Encore quelques instants avant de parler, le temps que son souffle s'apaise. Son débit serait moins haché. Il trouverait le ton juste pour rendre à ses hôtes la solennité et le poids de ses mots. Encore ne les prendraient-ils que si le joyau était bien ce qu’il semblait, une immense pierre-soleil ou une substance plus rare encore. Un messager ne pouvait mentir. Les prêtres qui avaient jugé sur sa description de son caractère sacré ne pouvaient se tromper... Mais si la maladie l'avait fait délirer ? Puisse-t-il ne pas être déçu !
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03/01/2012
AUBE, la saga de l'Europe, 273
Il n’avait pas perdu un instant pour voir les guérisseurs. L'un d'eux, ignorant des raisons de son voyage, l’avait examiné. Les griffures étaient boursouflées, d’un rouge malsain. Autant que sa faiblesse extrême, ces marques l’avaient alarmé. Il n’avait pas posé de questions. Son patient devait dormir pour recouvrer au plus vite sa vigueur. Il lui avait fait boire une décoction à le tenir couché au moins un séjour de Dyeus et d’Akmon. Son sommeil avait duré encore plus. Il lui avait permis d’échapper à la mort, ses plaies lavées de toute sanie, sa douleur enfuie... Mais Kerdarya n’avait pu en savoir plus que ses quelques mots lancés au gardien du grand autel avant de sombrer. Elle bouillait d’impatience.
Enfin il ouvrit les yeux. Des prêtres guettaient à son chevet, espérant un réveil qui tardait. Les questions avaient fusé. Le guérisseur avait protesté. Qu’on ne l’importune pas ! Il devait rester alité. Ils étaient trop impatients. On l’avait installé sur un brancard et porté devant le roi des rois et les hauts prêtres. Ils l’avaient re saoulé de questions. Après les avoir appâtés, il les avait fait trop attendre. Ils s’en vengeaient.
Il avait répondu à tout. Il avait décrit en détail le butin de Kleworegs, en particulier le k’rawal. À la différence de Nerswekwos, il avait été bien placé pour le voir. Il l’avait contemplé le temps nécessaire. Les hiérarques avaient eu un long conciliabule. Ils enverraient un messager à ce roi si aimé des dieux. Il lui demanderait d’apporter à leurs sanctuaires le miroir de bronze que le guerrier, encore admiratif, avait décrit avec tant de fougue... plus encore le fameux joyau qui, au travers de sa description, paraissait le signe, visible et annoncé, de leur puissance et de leur unité. Puissance : il emprisonnait un monstre sans lui laisser le moindre espoir de s’enfuir jamais. Unité : le bloc ne semblait jamais devoir être brisé, à quelque force et tension qu’on le soumette. Rien que pour cela, il en valait la peine d’aller vérifier ses dires. Rien, jusqu’à présent, parmi ce que les recherches et les raids avaient permis de découvrir, ne correspondait autant à la promesse divine.
Le roi des rois avait écouté et examiné son récit sous toutes ses coutures. Il avait convoqué ses messagers. Il leur avait répété l’histoire de l’envoyé et du joyau. Habitués à parcourir le monde, en connaissant les secrets, ils lui diraient ce qu’il voulait savoir. Ce dont avait parlé le blessé était-il une pièce unique et jamais vue, ou un objet courant dans certaines terres ou hors d’Aryana ? Il n’évoquait rien. Nul n’avait jamais entendu parler de quelque chose qui y ressemblât. L’un d’eux s’était levé. L’air dubitatif, il avait parlé, du bout des lèvres. La description cadrait de loin avec celle d’une petite pierre symbolisant la lumière de Dyeus Pater, partie du bric-à-brac, entassé dans son temple, trésor du peuple... Cette gemme serait la version naine de celle dont Kleworegs s’était emparé...
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