10/04/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-46

Il la regarda. Il n’avait approché que des servantes, souvent plus délurées et à la langue plus déliée que les femmes de haut lignage, mais jamais jusqu’à présent il n’avait eu l’occasion de rencontrer une femme ayant quelque idée sur le monde et ses luttes. Un homme du commun en aurait eu peur. Il en eut de l’admiration et de la fierté. Il lui permettrait d’écouter ce qui se disait en réunion de guerriers. Elle serait, une fois instruite des secrets du clan, de bon conseil... Et, parlant la dernière, à coup sûr écoutée.
Il lui ferait bientôt la surprise de l’installer comme son conseiller secret. Il préféra de ne pas lui en parler encore. D’où venait sa connaissance de la vie des hommes de son clan, de leurs ambitions et de leurs désirs ? Elle était digne de porter le glaive, et certes l’aurait fait, si l’idée n’avait paru aller au-delà même de la folie... Pourtant, des épouses ou des servantes avaient défendu leur maître blessé en reprenant son épée et en dispersant ses assaillants. A en croire les chants des femmes, chaque génération avait été témoin d’un tel prodige... mais c’était les chants des femmes, à qui un guerrier ne saurait se fier. Il le sentait maintenant : c’était à tort.
– Que ferais-tu, toi ?
Elle le regarda, épanouie. Il lui parlait comme à conseiller et un ami. Elle n’avait jamais entendu dire qu’une épouse était traitée ainsi.
Son père avait dû savoir le véritable fond du caractère de Belonsis quand il avait décidé de leur union. Elle ne lui en fut pas plus reconnaissante. Sa colère contre lui n’avait que de mauvaises raisons. Ce n’est pas la raison, bien au contraire, qui pouvait la calmer. Elle releva la tête.
Je ferais de mon clan le plus puissant des nouveaux territoires... Et pour entraîner mes hommes au combat, je les ferais participer à des raids lointains. Quelques belles victoires, au loin, et ton prestige dépasserait celui de Kleworegs... S’il faiblit, ensuite...
– C’est bien ainsi que j’envisageais l’avenir.
– Ne te fie qu’à toi, ou à nous deux. C’est ainsi que tu seras fort.


DEMAIN, retour à la deuxième partie du Livre I. La première partie est visible sur :
http://www.lavoixdunord.fr/forum/showthread.php?t=391

09/04/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-45


Il retourna auprès des siens, irrité, et soulagé. Il s’était conduit en gendre loyal en expliquant à Kleworegs leurs desiderata, en chef loyal en défendant leurs prétentions auprès de lui. Tout avait été vain, ou presque. Il voulait les réduire à un rôle subalterne et donner à leur pouvoir des bornes insupportables. Ils auraient mieux fait de rester chez eux, malgré la sécheresse qui brûlait les terres. Ils y auraient vécu en maîtres et en héros au lieu de mener, dans ces terres faites pour assurer leur gloire, une existence sans perspectives ni panache. Comment présenterait-il la situation à ses hommes, et à son épouse. C’est elle qui l’avait poussé à aller parler à son père. Elle lui expliquerait ce qu’il pensait vraiment...
 
– Alors, il t’a dit... pas de combats, pas de gloire, juste s’établir et prospérer. On croirait son père. Il parlait assez de son manque d’ambition.
La fille de Kleworegs était assise sur sa couche, le menton entre les genoux. Elle le regardait, l'air dominateur et complice. Elle n’avait pas été surprise par ce qui lui était arrivé cette nuit – les servantes lui en avaient assez parlé, quand elle était arrivée à l’âge de femme – et avait même trouvé la chose fort agréable, mais avait aussi ressenti à son égard une étrange reconnaissance à laquelle confidences et racontars des femmes serviles ne l’avaient pas préparée. Sans doute était-ce dû à la différence de leurs conditions. Elle s’était encore une fois félicité de sa naissance... Ce n'était peut-être pas la bonne, ou la seule, explication, mais elle y réfléchirait plus tard. Il n’était plus temps. Son époux la pressait de questions sur l’homme qui l’avait vendue. A elle d’y répondre, au mieux de sa haine.
– ... Oui, son père, un couard. Il a hérité de ses défauts.
– Tu es bien jeune pour l’avoir connu.
– Il en parlait tout le temps. Il ne valait guère plus qu’un wiros, qui ne songe qu’à posséder des troupeaux gros et gras, et qui ne sait aller combattre au loin. Encore, un wiros a de bonnes raisons pour ne pas se battre. Il n’est pas né pour ça. Voilà ce à quoi mon père veut nous réduire, nous, les Chasseurs de loups. Tu ne dois pas accepter cette honte.
– Ton père a été un grand guerrier, cependant/
– Ce n’est plus qu’un vieillard, ami des troisième caste et jouet des prêtres... Le passé est mort.

08/04/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-44

Kleworegs l'examina. Le mariage l’avait-il à ce point transformé ? A moins qu’il ne se fasse l’interprète des désirs des siens. Il avait ses propres projets. Il mit le holà à ses prétentions.
– J’espère que tu rencontreras de belles occasions de te battre. Mais rien qu’avec la chasse, tu auras ton content de luttes. Pour le reste, il est plus important qu’Aryana s’enrichisse de terres bien cultivées et de nouveaux paysans dociles plutôt que de captifs qui ne songent, dans leur servitude, qu’à en faire le moins possible. Tu tireras toujours plus d’un homme libre que d’un serviteur. J’en ai fait l’expérience. Je peux même te dire que je continue, et que tu seras peut-être surpris de ce qu’un fils d’Aryana peut accomplir s’il se sent son maître, quelle que soit sa naissance.
– Es-tu sérieux ?
– J’ai bien le droit de m’amuser un peu. En tout cas, je veux que les paysans qui se choisissent une terre, et qui ne veulent pas de maître, soient laissés tranquilles... Quant aux hommes qui vivent sur mes terres, on ne les molestera pas s’ils se soumettent. Beaucoup, je crois, ont un peu de notre sang dans les veines. Raison de plus pour ne pas en faire des victimes. Aryana a besoin de tous ses fils, même lointains.
– Que veux-tu dire ? Enfin, je t’obéirai... mais les miens seront plus difficiles à convaincre. Un Printemps Sacré, c’est combat sur combat, massacre des hommes, conquête des terres et des femmes. A l’orient, nous aurions eu tout cela, et ils le savent. Tu veux faire d’eux de gros mange-miel engourdis par l’hiver. Ils vont murmurer.
– Nous finirons par nous heurter à des ennemis... Des ennemis dignes de nous, pas de pauvres chasseurs pour qui le goulpil est déjà un danger, et qui fuient plutôt que de se battre. Un jour ou l’autre, vous aurez, nous aurons à combattre, et il y aura du sang et des morts. Réservons nos forces pour ce moment.
– Pourquoi attendre, nous avons des ennemis à portée de la main !
– Je te parlerai un jour de certains chasseurs de sauvagine, et tu me comprendras. Que les tiens se rassurent ! Le temps de Thonros viendra... Gardez-vous de l’importunez. Il vous enverrait Mawort, son double fou. Et ce ne sont pas les ennemis d’Aryana, mais Aryana, qui en souffrirait.
– Tu es plus vieux que moi, et tu en sais plus, mais je sais ce que pensent ceux qui me suivent.
– Sur l’autel de ton clan, tu m’as garanti leur fidélité. M’être fidèle, c’est rechercher la paix, et préférer obtenir l’amitié, plutôt que la soumission, de tous ceux qui reconnaissent notre puissance. Tout ira bien tant qu’il en sera ainsi.
– Et si les choses vont mal ?
– Alors, les dieux m’auront jugé, et désapprouvé, et je ne saurai réclamer ta loyauté. Mais ce ne sera pas. Jamais... et que nul ne cède à la tentation de se croire capable d’interpréter en ma défaveur les signes qu’ils pourraient envoyer.
 

07/04/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-43


– J’attendais ton réveil, Kleworeg !
– Ah, c’est toi, Belonsis. Déjà réveillé ?
– Pas encore endormi, tu veux dire. Je pense que ta fille portera bientôt mon fils.
– Ah oui ? Elle est bien jeune pour ça, tu sais !
– Elle est jeune, mais forte, et une vraie femme. Et je croyais que tu attendais avec impatience qu’elle ait un enfant.
– Oui, oui, bien sûr. Tu n’as rien d’autre à me dire ? Prends de quoi manger et boire. Tu dois avoir envie de dévorer, hein ?
– Oui, et de me reposer, et de retrouver mon épouse, mais je suis venu te demander ce que nous devons faire, aujourd’hui, et les jours qui viennent. Mes hommes n’ont pas été très enthousiastes, ces derniers temps, et ils veulent te montrer leur zèle, maintenant.
– Si vous avez de bons charrons, vérifiez et réparez tous vos chars et chariots, sinon, je vous enverrai les miens.
– Inutile, nous pouvons nous en charger.
– Dans quelques jours, je te verrai pour discuter de notre futur itinéraire. Tu choisiras les terres qui te conviennent, où le clan des Chasseurs de loups chassera et paîtra ses troupeaux.
– Ce sera le Midi. Toutes ces terres devraient être remplies de villages opulents. Quant aux paysans qui voudront s’y installer, nous saurons leur faire respecter les lois d’Aryana. Eux aussi contribueront à ta gloire.
– Vous n’en avez pas amené beaucoup.
– Non, mais tous ceux qui sont venus auront besoin de nous avant longtemps. Nous les protégerons, et ils travailleront pour nous.
– Et s’ils préféraient la liberté, s’ils voulaient créer leurs propres koimos, se défendre seuls contre hommes ou bêtes ? Tu sais, il n’y a peut-être aucun danger sur ces nouveaux territoires.
– Non, les dieux ne nous auraient pas fait un tel cadeau empoisonné… Tu te rends compte, aucune occasion de raids ou de beaux combats, aucun espoir de verser le sang, d’accomplir des exploits qui inspirent les chants. Je ne peux y croire.
– Tu es si pressé que ma fille soit veuve ?
– Non, d’en faire.

06/04/2009

AUBE, la Saga de l'Europe, III-42


La nuit était tombée. Chacun, après la prière pour conjurer le jour de revenir, était parti dormir. Kleworegs songea à sa fille, peu préparée à ce qui allait lui arriver cette nuit. Il ne lui avait parlé, et sa femme avec lui, que de devoir, d’enfants à porter, d’honneur, de fidélité... pas un mot sur le plaisir et l'acte d'amour. Elle arriverait dans le lit de son mari aussi ignorante que sa propre épouse, qui ne voyait dans les étreintes qu'un devoir oscillant entre l’ennuyeux et le douloureux. Certes, Belonsis considérait sa fille comme une idole, et sans doute, puisque l’amour des deux jeunes gens semblait réciproque, elles ne seraient pas pour elle une corvée, mais un plaisir et une joie. Belonsis aurait à son égard une délicatesse et une pudeur presque féminine méprisables chez un homme... mais bienvenues en cet instant.
« Un homme faible pour que ma fille soit heureuse, un homme fort pour qu’il combatte sans faillir à mon côté. Je ne sais pas ce que je veux ! »
Il grogna. Sa femme se réveilla. Pourquoi n’était-il toujours pas couché?
– Tu ne comprendrais pas !
– C’est ta fille, hein ? Comment ça s’est passé ?
– Elle et Belonsis s’entendront bien. Ils sont beaux, jeunes, et se plaisent. Que demander de plus ?
– Oui, que demander de plus ?
Elle se retourna et sembla se rendormir. Et s'ils faisaient l’amour ? Il songea à sa fille. Non, en besognant sa femme, il ne cesserait d'y penser, et à sa première nuit avec son époux. Il se voyait dans la peau du jeune roi. Il se refusait à cet inceste à distance. Il se leva et engloutit une outre entière d’hydromel, de quoi l’assommer jusqu’au lendemain.
« Et s’il restait devant ma fille comme devant une déesse, sans oser y toucher. Si la peur le prenait ? Quelle honte pour Belonsis, qui devrait me la renvoyer, ou plutôt, serait obligé de cacher son malheur, l'entourant de prévenances, afin qu’elle ne le quitte pas et ne révèle pas sa faiblesse. »
– Non, ce serait trop beau !
– Qu’est-ce que tu dis ?
– Ah, tu ne dormais pas ! Rendors-toi, moi, je sens déjà que je m’en/
Il s’écroula sur sa couche, la tête sur son ventre. Le soleil de midi les réveilla.