11/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 255

... Reconnaissons une qualité à ces brigands. Ils n’avaient pas de bonnes sentinelles – elles n’avaient pas senti notre approche –, mais des réactions vives. À peine nous surgissions, tous étaient déjà debout, arme en main. Ils se battirent comme des enragés. C’est là que nous eûmes nos premiers et seuls morts. Très vite, je fis deux remarques, aucune de nature à me réjouir...
... Tout d’abord, ils ne faiblissaient pas. Malgré leurs mauvaises armes (de parade et d’apparat, splendides avec leurs lames de cuivre et leurs poignées décorées de motifs dorés, mais piètres au combat), ils nous tenaient tête en forsenés. J’en compris vite la raison. Ils espéraient nous retenir et nous retarder assez longtemps pour permettre à leurs chariots de prendre le large. Leur tactique, au prix de nombreuses vies dans leurs rangs, réussissait. Leur convoi, où certains dormaient, s’était ébranlé dès notre attaque. Il s’éloignait au plus vite de l’allure des bœufs à leurs brancards. Le reste de la bande formait pour protéger leur fuite un barrage infranchissable. Il se déplaçait de telle sorte qu’il y avait toujours, en face du coin que nous formions pour les enfoncer, un épais mur humain. Il n'était pas inentamable. Il s'érodait, mincissait sous nos coups... pas assez vite. Il tiendrait jusqu’à ce que les lourds chariots soient au large. Ceux qui le constituaient décrocheraient aussitôt après. Ce n’était plus la rage, mais le désespoir qui me tenaillait. Les véhicules où s’entassait notre plus belle prise à venir se rapprochaient du défilé aux parois de craie tranchant sur le vert environnant. S’ils y pénétraient, adieu le butin ! Nous le perdrions à jamais...
... Je vous ai parlé d’une deuxième remarque. Elle me chiffonnait autant, sinon plus, que cette résistance inattendue et féroce. Forgerons et charrons avaient insisté pour venir, nous privant de la compagnie et de l’assistance de plusieurs excellents guerriers, même s’ils étaient affaiblis à cause de blessures légères ou de maladie... Voilà qu’ils nous avaient abandonnés. Ils n'étaient pas si nombreux, mais leur petit nombre eût fait la différence. Il nous aurait permis d’enfoncer les lignes ennemies, qui, les chariots disparus, se débandaient. J’entrepris de les envelopper. Que nous ayons au moins, à défaut de butin, des captifs ! Pendant que j’ordonnais cette manœuvre, je les maudis de leur désertion à la faveur de la nuit, comme je me maudis d’avoir cédé à leurs objurgations, leurs arguments, leurs prières... Dire qu’il m’arrivait, parfois, de les croire dignes de combattre.

10/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 254

... Des tas de bouse et, maintenant, de cendres, jalonnaient le parcours. L’avance des Muets, qui se croyaient en sûreté, s’amenuisait à chaque pas de Sawel. Enfin, le quatrième jour, nos éclaireurs aperçurent pour la première fois la grande horde. Elle s’approchait d’une longue ligne de falaises abruptes coupée par un seul défilé praticable par de lourds chariots...
... Il se faisait très tard. Notre avant-garde, cachée par les nombreux boqueteaux qui parsemaient ces vallons qui seront nôtres un jour, avec l’aide des dieux, l'avait vue s’installer pour sa halte nocturne. Elle s’était empressée de nous dépêcher un messager. Les autres restaient la surveiller. À peine avertis, nous nous précipitâmes. À Brillante haute, nous les avions rejoints. Ils nous dirent tout : nombre restreint et désinvolture des sentinelles, absence de captifs, nombre de nos adversaires. Ils avaient compté, avant qu’ils n’aillent se coucher, entre dix et douze guerriers autour de chaque feu. À part deux, tous étaient restés allumés. Je comptai les foyers encore ardents. Il y avait dans les deux cents brigands. Ceci corroborait mes premières estimations. Nous étions à parité, ou peu s’en faut. Eux, un peu plus nombreux ; nous, avec l’avantage de la surprise et de la mobilité... mais la puissance de l’esprit de Thonros coulait en nous. Chacun de nous valait sans peine dix des leurs.
Nous attendîmes la fin de la nuit pour attaquer. Si un des nôtres périssait au cours d’un assaut nocturne, son âme errerait sans but, incapable de se diriger vers les terres où festoient les héros abattus au combat et sous la menace d’être dévorée par les forces des ténèbres. Cette attente ne fut pas inutile. Nous la mîmes à profit pour étudier et bien saisir la topographie du camp et de ses alentours, tout en nous assurant de surprendre l’ennemi mal réveillé, yeux bouffis de sommeil. Elle eut un autre avantage. Vous l’apprendrez plus tard. Soudain, le soleil poignit au-dessus des montagnes se découpant dans le lointain. C’était le signal. Nous nous lançâmes, hurlant comme des loups, à l’assaut de leur bivouac endormi à deux pas (à la faveur de la nuit, nous nous en étions bien rapprochés)...

09/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 253

... Il fallait aussi protéger nos arrières, et prévenir toute mauvaise surprise. Je laissai en arrière-garde quelques cavaliers pour faire la liaison avec le gros de mes forces. Ils se tiendraient prêts à foncer nous prévenir si nous étions suivis, et à fondre sur tout petit groupe trop indiscret. Il n’aurait pas fallu que quelqu’un se mêlât d’avertir les Muets les plus proches de notre présence et de l’abondance de notre butin. Je fus vite rassuré. Pas d’ennemis à l’horizon. Nous n’aurions pas à craindre d’être pris à revers. Notre seul adversaire serait la horde. C’était bien assez...
... J’étais édifié. Je pouvais, sans risque, laisser nos captifs et notre butin, lourds handicaps pour la poursuite et l’attaque éclair, sous la garde de dix mains d’hommes. Il me suffisait d’y poster mes meilleurs archers. Je pouvais partir en paix. Ils tiendraient jusqu’à notre retour si jamais les Muets survenaient malgré notre vigilance. Je cherchai une petite élévation de terrain assez étendue pour les accueillir avec captifs et butin, et quasi inexpugnable. Les dieux nous offrirent bien vite un petit tertre idéal pour nos projets. Surplombant la steppe et couvert de petits bosquets propres à camoufler une armée, il découragerait tout assaut, sauf à accepter d’y perdre des centaines d’hommes. Nous l’occupâmes sans tarder. Ce fut ensuite, peut-être, le pire moment. Je fus bien en peine pour désigner qui allait rester, qui allait traquer et assaillir la horde. Chacun y tenait. Il aurait imaginé que je le tenais en piètre estime si je l’avais commis à la garde des captifs, moins glorieuse que l’attaque. À la fin, je retins ceux qui souffraient de blessures légères ou me semblaient fatigués, les charrons, les forgerons. Ils protestèrent. Ils s’étaient bien battus. Ils méritaient mieux que ce travail humiliant de garde-chiourme. Les charrons crièrent à leur tour. Les chariots pouvaient se briser au cours de leur capture. Il faudrait, pour que la troupe reparte avec eux sans délai, des artisans habiles et experts. Ils avaient raison. La prudence conseillait de nous éloigner sans tarder du lieu de notre exploit. Je pris avec moi les meilleurs et les plus forts, usant de mon autorité et promettant à tous, pour aplanir les ultimes différents, une part égale de butin. Nous partîmes à chevauchée forcée vers notre cible, avides de vaincre, insoucieux de mourir...

08/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 252

Je regrettai mon réflexe. Sa mort avait rendu espoir à nos captifs. Sa cervelle, d’un gris sale mêlé de rouge, avait éclaboussé ma plus belle fourrure. Nos captifs crurent qu’il m’avait blessé. Qu’il n’en soit rien n’avait rien changé. Ils avaient repris courage. Après son exécution, et jusqu’à ce que nous détruisions la horde, il passa pour un prophète, celui de notre destruction. Il avait prédit sa fin, et qu’elle préfigurerait la nôtre. Ils nous voyaient bientôt comme lui et, quand nous les pressions, ricanaient... Bientôt, la grande horde nous écraserait ! Ceux qui en ignoraient tout n’en étaient pas les moins certains. Nous dûmes, ce qui ne nous était jamais arrivé avant, trancher la gorge de quelques meneurs. Je n’en fus pas fier. Tuer un captif, en plus d’être lâche, est stupide. Cela diminue un butin pour quoi on a peiné et risqué gros... À quelque chose ce malheur fut bon. La colère d’avoir dû les sacrifier nous donna la volonté de nous emparer de la horde, malgré sa puissance. Elle effaça la peur que nous aurions pu ressentir. Nous nous mîmes en route. La victoire serait au bout...  
... L’atmosphère nous pesait. Nous continuâmes vers le midi. Nous bifurquâmes, suivant ses indications, vers une très haute montagne au couchant. En entendant quelques ricanements – discrets, l’exécution des meneurs était passée par-là –, je le revis. Quoique rachitique, c’était un gaillard. Aucun homme, depuis que je maniais une arme, ne nous avait fait autant de mal. À quoi ce courage lui avait-il servi ? Il était mort, et nous vaincrions sa malédiction... Enfin, je l’espérais. Il me restait un petit pincement au cœur. Rien que pour cela, pour chasser ce doute, pour que les Muets perdent à jamais l’envie de se moquer, victoire posthume du captif que Thonros ne nous pardonnerait point, nous devions écraser la horde. En attendant, il avait réussi ! Nous courions, comme s’il nous l’avait ordonné, sus à la cible qu’il nous avait désignée et, si elle n’était que moitié aussi redoutable qu’il l’avait prétendu, à notre perte. Là encore, il aurait vaincu. Mais Thonros ne saurait, de cette défaite, nous tenir rigueur...
... Non, il n’y aurait pas de défaite ! Ni dans notre abstention, ni dans notre anéantissement. J’avertis les miens de se tenir prêts à se battre à l’arc et au javelot. Ce sont armes de gens sans grand courage, mais les lois de la guerre autorisent à s’en servir en cas de trop grand déséquilibre. Notre honneur ne souffrirait pas... Thonros merci, nous n’en eûmes pas besoin. Le grand dieu des combats, en nous laissant entrevoir la horde comme une multitude, n’avait voulu que nous éprouver. Devant notre dégoût à manier ces armes de couard, il nous fit rencontrer une bande qui, malgré sa richesse en combattants, n’était pas au-dessus des moyens d’une troupe de presque trente mains d’hommes (les autres gardaient les captifs) sachant se battre, comme la nôtre...
... Trois ou quatre jours après, nous rencontrâmes ses premières traces. Nous les examinâmes. Elle était moins nombreuse que nous ne l’avions craint. Cela ne l’empêchait pas de posséder – d’avoir volé – de quoi remplir, jusqu’à faire s’enfoncer leurs roues profond dans le sol, quatre gros chariots, lourds et pansus. Si son butin était aussi riche qu’il semblait, les dépouilles gagnées dans cet assaut vaudraient, maintes fois, les risques. Nous essaierions de les réduire encore. Nous devions, pour cela, en savoir plus sur notre proie...
... Par ses traces, nous pouvions déterminer sa vitesse et la distance qui nous en séparait. Bouse et crottin, par leur état de fraîcheur, permettent de deviner depuis combien de temps l’animal est passé. Si la horde faisait halte chaque soir, on devrait en trouver des concentrations. Il calculerait la distance entre chacune. Il se faisait fort de savoir ainsi le chemin parcouru par la horde en une journée, et de deviner le temps qui nous restait pour la rejoindre. Eussent-ils fait des bivouacs, c'eût été plus facile. Dans nos terres, nous allumons des feux pour nous protéger du froid de la nuit. Les Muets, eux, ne le font presque jamais, comme s’ils craignaient un ennemi attiré par leurs foyers. Il leur faut, pour s’y risquer, une sécurité absolue. Est-il meilleure preuve qu'ils usurpent ces plaines ? Qui aurait peur sur sa propre terre ! Nous serions, quand nous verrions leurs feux, sûrs de les surprendre...

07/12/2011

AUBE, la saga de l'Europe, 251

... Cette menace ne me fit ni chaud ni froid. On m’en avait déjà lancé, de ce genre, plus qu’il n’est de brillantes au firmament. Elle ne m’en déplut pas moins. Je bridai le réflexe, bien légitime, qui me démangeait, de brandir ma masse et de lui briser la tête. Je voulais avant – Ah, j’en vois qui ont l’air déçu. Ne vous inquiétez pas ! Il a payé son insolence déplacée – en connaître plus sur ce qu’il avait appelé la grande horde, quoi que ce puisse être : fable destinée à nous effrayer et à rendre cœur aux siens – fourberie usuelle –, secret, ou fait connu d’eux tous mais qu’il avait eu, lui, l’imprudence ou le front de nous révéler. Leurs réactions le laissaient croire, sans nous l’assurer. Il se pouvait qu'ils n’aient ri et trépigné de joie qu’à cause de sa bravade, sans rien savoir de cette réelle, ou prétendue, horde...
... Son interrogatoire fut aisé. Egnibhertor n’arrivait pas à le suivre. Questions, menaces, étaient inutiles. Par la massue de Thonros, c’est lui, au contraire, qui nous menaçait. La horde, la grande horde, existait. Il était trop heureux de nous en parler, que nous tremblions et fuyions. Nous en rîmes. Des paroles ! Il s’emporta. Il nous jura bien que non. La meilleure preuve en était que son frère (C’était, je l’appris par ses voisins, un mauvais sujet, ripailleur, chapardeur et violeur, jadis exilé par les siens.) en faisait partie. Je me demandais encore s'il n’affabulait pas. Que valaient ces témoignages ? Deux des nôtres me firent signe. Ils avaient fouillé en se bouchant le nez sous un monceau de peaux mal tannées, plus proches de la charogne que de la fourrure. Ils y avaient découvert un glaive, de mauvais cuivre certes, mais à la poignée guillochée d’or. Nos forgerons y reconnurent un travail étranger. Cette trouvaille appuyait les assertions sorties d’entre ses noirs chicots...
... Je le poussai dans ses retranchements. Vaine fatigue. Nous voulions savoir où opérait sa grande horde. C’est du meilleur cœur qu’il nous l’indiqua. C’était, je l’avais déjà compris à son recrutement et à son butin, un de ces ramassis de brigands qui, nombreux et prêts à tout, vivent du sac des riches caravanes. Il nous invita à lui livrer assaut, pour nous faire détruire et réduire en bouillie sanglante... Ce que mon marteau fit de sa tête aussitôt que j’eus compris qu’il n’avait plus rien à nous dire. Comme il l’avait proclamé bien fort, et ils l’avaient tous entendu, il ne vivrait pas assez longtemps pour le voir, mais périrait heureux... Nos sorts étaient liés.